Aller au contenu principal

Les médiations, leurs lieux, leurs liens

Les médiations, leurs lieux, leurs liens

Le concept de médiation s’impose assez vite à la réflexion quand la légitimité du modèle pédagogique transmissif (la référence révérencieuse aux œuvres consacrées et programmées) se heurte à des formes de résistances passives et massives aux discours et aux pratiques professorales habituelles. Et quand des dispositifs plus incitatifs (concours de lecture, libre expression écrite, visites rituelles à la bibliothèque municipale, etc.) épuisent vite leur charme. C’est donc un modèle plus appropriatif et plus coopératif – autogéré en quelque façon – que nous avons cherché collectivement à mettre en œuvre. Un court-métrage donne mémoire de quelques-unes de ces médiations en leurs lieux et en leurs liens.

 

Le film KiosqueS

Ce film a été réalisé dans un collège de la banlieue lyonnaise de septembre 1988 à juin 1992. Ce collège, le collège Paul Éluard situé aux Minguettes à Vénissieux (banlieue ouvrière très populaire de Lyon), était en ZEP comme on disait alors (aujourd’hui, on parlerait d’éducation prioritaire et de réseaux REP+). À l’origine le film était destiné aux parents et aux élèves (en grande partie des familles immigrées). Il devait être un lien entre l’établissement scolaire et les familles en les informant sur les pratiques pédagogiques. Il s’agissait aussi de valoriser des activités innovantes au collège.

***

Vidéo
Légende / Crédits

Boissier B., É. Vautier, J.-M. Privat et M.-C. Vinson (réal.), KiosqueS, mars 1990.

 

 

Le film rend compte d’un projet pédagogique de familiarisation active à la culture du livre (Privat et Vinson, 1989 : 63-111). Il se déroule en trois temps. Tout d’abord les élèves vont acheter des livres chez les bouquinistes de la ville (Lyon) après avoir préparé leur parcours. Puis, ils travaillent en classe les livres qu’ils ont achetés (lecture, productions d’écrits, mise au point de stratégies de valorisation des livres pour inciter d’autres élèves – les adultes aussi – à lire). Enfin, les livres sont revendus par les élèves eux-mêmes à l’occasion d’une grande fête du livre qui se tient trois fois l’an au collège.

C’est là que tout a commencé dans cette ZUP des Minguettes à Vénissieux et dans ce collège Paul Éluard. Il se trouve que cet établissement où nous avions été mutés était de loin le plus en difficulté de toute l’Académie de Lyon. Dans les années 81-82, le quartier des Minguettes faisait d’ailleurs la « une » de l’actualité : rodéos, voitures brûlées, vandalisme au collège, etc. Une situation particulièrement préoccupante mais aussi intéressante (si on peut dire) pour se confronter à la réalité sociale et scolaire du quotidien, ses enthousiasmes et ses résistances. De 1982 à 1987, les enseignants du collège ont ainsi appris à travailler ensemble et avec les autres membres de la communauté éducative (élèves, personnels administratifs, membres d’association, parents d’élèves, travailleurs sociaux). Ces travaux pratiques, ces réflexions didactiques et ces utopies socio-politiques en acte ont d’ailleurs donné lieu à un livre collectif, Paul Éluard, un collège aux Minguettes (1987).

Image
Légende / Crédits

Couverture de Paul Éluard, un collège aux Minguettes, 1987, photographiée par Marie-Christine Vinson.

***

Tout ce travail n’est pas étranger à la réflexion que nous avons menée depuis, Jean-Marie et moi-même, sur les médiations culturelles, puis littéraires. Le film en est une illustration pédagogique grand public. Il vise à montrer comment nous concevions les médiations culturelles au collège et plus concrètement encore les médiations à l’écrit. Nous avons appris sur le terrain en quelque sorte que pour éviter les affronts et les affrontements symboliques liés aux situations d’imposition culturelle sur fond de distance sociale et symbolique à l’écrit, il valait mieux développer des démarches de familiarisation culturelle.

***

Image
Légende / Crédits

Quatrième de couverture de Paul Éluard, un collège aux Minguettes, 1987, photographiée par Marie-Christine Vinson.

 

Ni la conception charismatique de la littérature, ni la conception romantique de son appropriation ne correspondent à l’expérience ordinaire des enseignants, pas plus qu’aux travaux des sociologues et des ethnologues de la culture et de la lecture. Les travaux pionniers de Pierre Bourdieu et Alain Darbel sur « les conditions sociales de la pratique culturelle cultivée » (1974 : 15-66) et sur « les lois de la diffusion culturelle » (1974 : 113-157) ont posé des jalons essentiels pour nous aider à penser/pratiquer différemment l’initiation continue aux pratiques de lecteurs (style de l’offre, arbitraire culturel, violence symbolique, etc.). À cela se sont ajoutés d’autres travaux fondamentaux pour mettre en place les conditions didactiques d’une pratique active et gratifiante des livres. Les recherches de Roger Chartier (1985) et Michel de Certeau (1980), par exemple, sur les appropriations différenciées de l’écrit : le corpus des œuvres, les régimes de lecture, les pratiques du livre, les usages de lecteurs. Et bientôt notre participation au collectif de la revue Pratiques et notre propre engagement dans la formation continue des maîtres. C’est donc le déplacement des problématiques du lire sur le livre et sur le lecteur qui a permis d’envisager et de programmer autrement les situations d’enseignement/apprentissage. On peut résumer les principales conséquences pédagogiques et éducatives de ces problématiques en trois points :

  • Les compétences culturelles, même si leur mode familial d’acquisition demeure pour partie implicite et inconscient, peuvent faire, à l’école, l’objet d’apprentissages plus explicites et plus méthodiques (Privat, 1993 : 7-34).
  • Les comportements culturels sont le produit d’une « croyance » qui est cause et conséquence de cette pratique. Cette croyance semble par ailleurs « la condition presque toujours inaperçue, du plaisir esthétique […] » (Bourdieu, 1992 : 455; voir aussi Mauger et Poliak, 1998 : 3-24).
  • Les acteurs culturels ne sont pas l’objet de déterminations sociales et culturelles mécaniques : ils possèdent une subculture qui les prédisposent plus ou moins aux gestes et aux valeurs de la culture cultivée. Toute subculture a une logique spécifique et personnelle qu’on ne saurait donc ignorer. Cette dynamique de socialisation culturelle s’est traduite en termes didactiques par des stratégies de médiations qui touchent entre autres aux modalités de lecture et aux sociabilités de lecteurs (Poulain, 1991 : 127-136).

 

Les modalités de lecture

Il faut sans doute veiller à ne pas détruire certaines manières de lire et certains enjeux de lecture sous peine de transformer en résistance agressive ou abandon honteux ce qui n’était au départ qu’éloignement culturel ou acculturation précaire (Passeron, 1991 : 335-345). Pour éviter les effets destructeurs ou insécurisants et construire un rapport à la fois plus assuré et plus critique mais aussi plus gratifiant et plus créatif à la littérature, trois actions nous paraissent toujours utiles. Il s’agit non seulement d’initier au fonctionnement du champ littéraire et d’apprendre à mieux lire et développer l’intérêt à la lecture par l’écriture mais encore de multiplier les occasions où des formes juvéniles et diverses de sociabilités littéraires puissent se manifester.

***

Le film – même bricolé avec les moyens du bord – s’efforce de montrer ces différents apprentissages : les élèves manipulent l’objetlivre pour se l’approprier; ils apprennent aussi à se repérer dans des bouquineries qui visent un public assez large ou même celles qui cherchent à acquérir un certain prestige culturel. Les apprentis lecteurs fréquentent aussi d’autres lieux du livre (CDI, librairies, bibliothèques) et chemin faisant rencontrent les différents acteurs de la culture du livre. Les processus d’accommodations culturelles sont longs : le rythme trimestriel des sorties crée une mémoire, vise à construire des habitudes et des aptitudes, sinon un habitus lettré. Ces investissements personnels sont la condition d’un travail d’incorporation possible de pratiques culturelles nouvelles.

 

Les sociabilités de lecteurs

Image
Légende / Crédits

Cliché privé, Marie-Christine Vinson.

 

Les élèves deviennent des médiateurs de lecture : ils sont à leur tour bouquinistes ou disons des apprentis bouquinistes. Les rendezvous festifs que proposent les kiosques sont un divertissement, bien sûr. Mais ils sont aussi l’occasion d’une gratification culturelle où les élèves peuvent développer différentes stratégies de médiations. Ce rôle de médiateur vise à faciliter l’appropriation des livres par les (jeunes) acheteurs potentiels. Cette élaboration d’une sorte de didactique de l’offre est conçue et préparée en classe : lecture attentive des livres achetés, travaux d’écriture (résumés incitatifs, textes argumentatifs ou ludiques, scénographie du livre, etc.). Cette partie intermédiaire du projet n’est pas très filmique… On pourra en retrouver une description dans l’article « Les intermédiaires de lecture » (Privat et Vinson, 1989 : 63-111).

Les élèves doivent donc socialiser le livre – autrement dit mettre en place des sociabilités liseuses. Le dispositif mis en place est ainsi un réinvestissement de l’expérience vécue chez les bouquinistes. En effet, à l’évidence, la pratique réelle d’un lecteur réel suppose des moments et des lieux de sociabilité qui eux-mêmes produisent de la socia(bi)lité. Et lors des kiosques, des interactions multiples et déterminantes se tissent entre jeunes lecteurs et adultes et surtout entre pairs. Et l’on sait combien l’influence des copains chez les jeunes adolescents est particulièrement importante.

Les sociabilités ont enfin un rôle important à jouer parce que non seulement elles règlent l’accès au monde des livres mais parce qu’elles donnent du sens à la pratique et créent de la croyance (en toute hypothèse en l’importance de la pratique). C’est pourquoi le projet propose aux élèves un marché (au sens économique, sociologique et symbolique du terme) où – comme disent les sociologues – ils peuvent placer des discours sur les livres sans prendre trop de risque (Bourdieu et Chartier, 1985 : 217-239).

***

Au fil du temps le projet a toutefois évolué. Les « évènements » KiosqueS – même trimestriels – nous sont apparus assez vite plus médiatiques que médiateurs. Le fait de ne pouvoir travailler dans une plus grande continuité s’est révélé comme une faiblesse didactique de plus en plus criante. La solution a été la création, à l’intérieur même du collège, d’une bouquinerie… (Vinson et Lelièvre, 1993 : 35-55).

Les élèves alimentent le fonds par les sorties chez les bouquinistes de la ville en fonction d’un protocole arrêté en classe et ces mêmes élèves sont tour à tour libres usagers de la bouquinerie ou médiateurs des livres proposés à l’achat selon des modalités d’offre dont les classes ont, par quinzaine, la responsabilité. Ce dispositif qui est en synergie avec la classe, le CDI, la bibliothèque et les librairies contribue à construire une connaissance pratique du livre et à se constituer une expérience personnelle de lecteur1.

 

La co-culturation

Nous parlions alors d’acculturation ou de compagnonnage culturel. Aujourd’hui nous pourrions ajouter à notre boîte à outils conceptuelle le terme de co-culturation (Curtin, 2011 : 270-285). Ce concept de co-culturation nous intéresse parce qu’il permet de mettre l’accent sur les processus dynamiques d’une socialisation culturelle croisée. Se cultiver est en effet un processus toujours singulier (se cultiver comme travail de soi sur soi) et nécessairement collectif (se cultiver comme interactions plurielles avec les différents acteurs du champ littéraire, pairs ou experts). En d’autres termes nous apprenions de nos élèves et nos élèves apprenaient de nous, au-delà de nos statuts respectifs et comme préprogrammés. Ne serait-ce que jusqu’où ne pas aller trop loin… Ainsi, la demande de co-opération est manifeste, par exemple, dans la négociation du choix des lectures. L’enseignant guide les élèves mais le libre-accès est présent également, de fait. On peut dire aussi que dans la transaction interprétative l’avis du professionnel n’annule pas l’expression d’une subjectivité personnelle. Et dans la participation même au scénario culturel, la voix de l’amateur se joint à celle du récitant chevronné.

Ce dispositif n’exclut ni les effets de domination culturelle ni la coexistence de lectorats constitués. Son intérêt majeur est qu’il s’inscrit dans une sorte d’économie de co-production que viennent aujourd’hui puissamment relayer l’éclectisme des supports technologiques de l’écrit; la labilité plus ou moins interstitielle des modes de consommation culturelle; l’hybridation des performances (la littérature coexiste avec d’autres expressions artistiques); enfin, la e-puissance des réseaux sociaux et de la culture numérique en général qui édicte leurs propres valeurs (Octobre, 2015). Dès lors, c’est l’horizon même du travail de médiation qui se modifie. Le médiateur n’est plus le garant ni même le référent culturel (unique). Il est l’agent qui (idéalement) optimise des dispositifs et dynamise les relations. Et s’y trouve peu ou prou partie prenante. Cette co-médiation serait alors un sous-ensemble de la co‑culturation considérée comme un process didactique d’appropriation sélective et bricolée. En préférant ainsi les dynamiques d’appropriation aux assignations académiques.

  • 1. Ce nouveau dispositif de travail n’apparait pas dans le film qui est antérieur à cette mutation pédagogique (Lelièvre et Vinson, 1993 : 35-55).
Auteur·e·s
Image de couverture
Cahier référent

Pour citer

Pour citer

Vinson, Marie-Christine, « Les médiations, leurs lieux, leurs liens », dans V. Cnockaert, M. Scarpa et M.‑C. Vinson (dir.), L'ethnocritique en mouvement. Trente ans de recherches avec Jean‑Marie Privat, février 2021, en ligne sur le site Ethnocritique : http://www.ethnocritique.com/fr/node/227/.

Bibliographie

Bourdieu P. et A. Darbel, L’amour de l’art. Les musées d’art contemporains et leur public, Paris, Les Éditions de Minuit, « Le sens commun », 1974.

Bourdieu P. et R. Chartier, « La lecture : une pratique culturelle », Pratiques de la lecture, sous la direction de R. Chartier, Marseille, Rivages, 1985, p. 217-239.

Bourdieu P., Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1992.

Certeau de M., « Lire : un braconnage », L’invention du quotidien, vol. 1, Paris, U.G.E., 1980, p. 279-296.

Chartier, R. (éd.), Pratiques de la lecture, Marseille, Rivages, 1985.

Collectif, Paul Éluard, un collège aux Minguettes, Paris, Syros/Alternatives, 1987.

Curtin M. L., « Co-culturation : Toward a critical theorical framework of cultural adjustement », in T. K. Nakayama et R.T. Halaualani (eds), Handbook of intercultural communication, Wiley-Blackwell, 2011.

Lelièvre D. et M.-C. Vinson, « La bouquinerie au collège : un nouveau marché de lecture », Pratiques, n80, « Pratiques de lecteurs », 1993, p. 35-55.

Mauger G. et C. F. Poliak, « Les usages sociaux de la lecture », Actes de la recherche en sciences sociales, no 123, « Genèse de la croyance littéraire », Paris, Seuil, 1998, p. 3-24.

Octobre S., Deux pouces et des neurones. Les cultures juvéniles à l'ère numérique, Paris, Ministère de la Culture et de la Communication, D.E.P.S, 2015.

Passeron J.-C., « Le polymorphisme culturel de la lecture », Le raisonnement sociologique, Paris, Nathan, « Essai et Recherche », 1991, p. 335-345.

Poulain M., « La lecture, lieu du familier et de l’inconnu, du solitaire et du partagé », dans Privat J.-M. et Y. Reuter, Les médiations culturelles, Actes du colloque de Villeurbanne, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1991, p. 127-136.

Privat J.-M. et M.-C. Vinson, « Les intermédiaires de lecture », Pratiques, no 63, « L’innovation pédagogique », 1989, p. 63-101.

Privat J.-M., « L’institution des lecteurs », Pratiques, no 80, « Pratiques de lecteurs », 1993, p. 7-34.