Nous mourons Nous mourons Nous mourons
Dans des salles blanches
Ensemble et pourtant chacun seul
Nous mourons
Emmaillottés de peur
Nous mourons
Plein de plaintes
Irrecevables comme la douleur
Nous mourons comiques
Avec de derniers gestes de politesse
Et de civilité
Avec les manières d’un obèse qui lève un petit doigt
En buvant son café et se croit une seconde léger
Nous mourons envieux
Soudain indispensables à rien
Nos cils accusent ceux qui restent de rester
Nous mourons Nous mourons Nous mourons
Au bout d’un coup de fil d’où sont venus nos enfants
Qui sont là désolés de l’être
Et nous regardent honteux et malheureux
Nous mourons à la dérive
La main agrippée à une barre de fer
Comme de vieux singes acrobates
Pendus pour une voltige sans vol
Nous mourons longuement
Aux yeux des autres
Hallucinés dans nos pauvres têtes
Nous mourons en appelant maman
La fée Morphine qui nous pique
Au milieu de notre bras glacé
Nous mourons en couche-culotte
Un tuyau dans la bitte
Par où s’égoutte un pipi trop jaune
Nous mourons affolés
Dans des mots d’enfants fragiles
Mamazelle ! Mamazelle !
Je me suis sali !
Et nous n’entendons pas la sentinelle qui dit :
Vous n’avez pas honte, à l’heure des visites ?
Nous mourons comme des procustes barbares
Cloués au pilori de lits civilisés
Nous mourons soldats bien connus enterrés vivants
Sous des monuments ou dans des tranchées
Nous mourons la peau scrutée par nos amis
Qui mesurent à ses ravines et ses plis
L’avancement des travaux du chronomètre
Nous mourons priés de dégager
Même s’il reste quelques jours
Car d’autres arrivent pour en finir en enfilade
Nous mourons à tue-tête à tire-larigot
À brides abattues
À gorges déployées
À hue et à dia me veux-tu me voilà
Nous mourons de vieillesse
Fauchés en pleine jeunesse
Nous mourons au bout d’une longue maladie
Au terme d’un long combat
À la fin d’une lutte inégale
Au bout de notre sang
Notre ville nous regarde
Et ne nous connaît plus
Nous mourons le devoir accompli et toute honte bue
Digne digne digne comme le glas
Nous mourons dans la fleur de l’âge
Dans la gloire ou l’honneur
Et toujours dans la merde
Nous mourons de chagrin
Grévistes malgré nous de la faim
Nous mourons jour après jour
Du cancer d’hémorragie d’apoplexie
D’une rupture d’anévrisme de la gangrène
D’une mauvaise grippe quand ce n’est d’une pangolinade
Nous mourons du dictionnaire de médecine qui ne dit pas
Que nous mourons pour un rien et pour rien à la guerre
À la guerre à la guerre comme à la guerre
Nous mourons
À petits feux au feu au feu au feu
Goutte à goutte dans l’eau dans l’eau dans l’eau
Respir après respir en plein air en plein air en plein air
Nous mourons depuis le premier jour
Miette à miette cris à cris
Nous mourons renversés
Par ce qui nous arrive
Nous mourons écrabouillés par un char d’assaut
Qui fait avancer la démocratie et la liberté
Nous mourons pour une idée
Que nous n’avons pas vraiment comprise
Et pour faire un beau cadavre
Et vivre du doux rêve vague d’un grand amour nécrophile
Nous mourons par arrêt de l’arbitre
Par hasard ou par strangulation
Par notre salive étouffés
Noyés par notre eau qui monte qui monte qui monte
Inondés de l’intérieur par notre sang
Nous mourons affolés
Dans des mots d’enfants fragiles
Mamazelle ! Mamazelle !
Je me suis sali !
Et nous n’entendons pas la sentinelle qui dit :
Vous n’avez pas honte, à l’heure des visites ?
Nous mourons sans horaire
Sans la force même de pousser le bouton
La morve tombant sur un petit carré de mie humide
Que notre main ne peut plus porter
À nos lèvres craquelées et bleues
Et nos dents en allées
Nous mourons sous la torture
Sans avoir avoué mais en ayant tout dit
Nous mourons sous l’effet d’une étrange émotion
Sous perfusion saoul comme un cochon
Nous mourons de plaisir
Nous mourons d’amour
Nous mourons au combat et au comble
De la gloire et de l’infâmie
Nous mourons au bout de nos jours
Pour retourner à la nuit
Nous mourons indécis et fébriles
Appellant le médecin ou bien le curé
Le curé ou bien le médecin et les deux pour être plus sûr
Nous mourons aussi bien le deux
Que le trois ou le sept et le vingt-neuf
Du deuxième mois aux quatre ans
Nous mourons d’avoir tiré
Sur un qui nous l’a rendu ou la vie brûlée par les deux bouts
Nous mourons dans un accident d’ascenseur
D’avion d’auto de vélo de train de moto de delta-plane
Ou d’avoir pedibus trébuché sur un caillou
Nous mourons sans vergogne sans dire un mot
Sans prévenir sans souffrir sans personne à notre chevet
Comme un moineau froissé jeté sur du lin qui a beaucoup servi
Nous mourons quand ils sont venus ils sont tous là
Il y a même Giorgio le bâtard maudit qui doucement ricane
Nous mourons après un dernier bon mot
Vive la patrie… Vive l’anarchie… Vive Chose
Mehr licht… je vois de la lumière noire…
Soldats, droit au cœur… je meurs au-dessus de mes moyens…
Toi aussi mon fils… Il y a cinq minutes je vivais encore…
Dormir, enfin dormir… Un petit pas pour moi…
Nous mourons à la sauvette par inadvertance
Dans notre baignoire brièvement étincelante
Nous mourons dans des chambres où résonnent
Émanations, pétarades et lugubres gargouillis
Nous mourons par centaines par milliers par centaines de milliers par millions
Et nous pouvons déjà faire mieux
Nous mourons de notre propre main
D’un coup de pistolet au bout d’une corde
Barbituriquement les veines coupées
Ou comme le Prince d’Aquitaine à la tour abolie
Garroté par nos soins à la lanterne basse
Auprès d’un caniveau malodorant
Nous mourons à perdre haleine
Sans plus de contenance aucune
Le corps le cœur les os évidés
Nous mourons cage d’os
Et l’oiseau dedans c’est la mort qui fait son nid
Nous mourons en tabarnak en beau calvaire
Et que si c’était à refaire…
Nous mourons à profusion
Nous mourons de toutes nos forces
Mal dans un corps qui refuse de ne plus se croire immortel
Nous mourons accablés dévorés grignotés il y en a
Pour tous les goûts de froid ou grand brûlé
D’ennui oh ! si souvent si souvent si souvent d’ennui
Nous mourons à force de répéter les choses au moins trois fois
Comme dans ce mauvais poème qui n’en est pas un
Nous mourons à force d’oublier nos propres oublis
Sans plus connaître ce chien qui nous renifle en geignant
Nous mourons d’avoir trop bu trop mangé trop fumé
Trop pris de saloperies qui nous faisaient oublier que nous allions mourir
Nous mourons d’avoir baisé à la régalade
Sur des lits de rois et dans des bouges innommables
Nous mourons pour faire de la place parce qu’il le faut
Que c’est le cycle de la vie que la mort est naturelle
Autant que la vie Nous mourons pour ressusciter un jour
D’entre les morts et réapparaître le jour du grand soir
De la distribution des prix toi tu es un juste toi pas
Ô le doux enfer que le lieu où l’on souffre sans jamais mourir
Nous mourons emportés mais incapables de colère
Étonnés que l’autre soit mort avec euphémisme
Et qu’il sera décédé se sera éteint aura disparu aura expiré aura mal fini
Aura passé aura trépassé aura péri aura péri aura péri
Au péril de sa vie sera parti aura été ad patres
Aura perdu la vie sera descendu dans la tombe
Aura tout rendu, l’âme, le dernier soupir, l’esprit
Aura fermé les yeux aura fini ses jours et surtout le dernier
Aura été rappelé par Dieu quoique cela ne soit plus de mode
Aura calanché clamecé claqué crevé une fois pour toutes
Aura cassé son extrait de naissance et avalé sa pipe
Aura passé l’arme à gauche entre quatre planches les pieds devant
Oui, lui ne sera mort qu’une fois, aura mouru et sera mort et bien mort
Même que nous l’avons vu mort et que cela nous a fait sourire
Sous notre voile de larmes mais voilà que nous, nous mourons
Et que nous ne nous voyons pas mort de notre belle mort
De notre belle mort dans notre bon lit
Dans notre bon lit aux bords où nous fûmes laissés
À la peine à la tâche dans la peau d’un ivrogne en héros
Que vouliez-vous que nous fissions contre trois ? Que nous mourûmes !
Nous mourons tout à l’heure César et te saluons
Nous sommes comme la garde qui ne se rend pas
Sonnent le chant du départ, le glas, le requiem de Chose, nul ami
Pour changer la musique qui dépérit dans notre tête
Partir c’est mourir un peu mais mourir c’est partir tellement
Plutôt vivre que s’ennuyer à mourir à soi-même
Madame se meurt ! Que nous importe ! Car nous mourons nom d’un chien
Et un homme mort ne vaut pas un caniche vivant
Nous mourons entre mourants dans nos mouroirs
Nous mourons affolés
Dans des mots d’enfants fragiles
Mamazelle ! Mamazelle !
Je me suis sali !
Et nous n’entendons pas la sentinelle qui dit :
Vous n’avez pas honte, à l’heure des visites ?
Et nous mourons nous mourons nous mourons
En nous faisant du mouron pour plus rien
À notre mère
À notre père
À notre frère
À notre ami
À notre sœur
À notre époux
À notre épouse
À notre maîtresse
À notre amant
À notre chat notre poisson rouge
Bien aimé et trop tôt disparu et regretté avec des ongles de fer
Nous mourons quémandant des yeux aux pauvres heureux qui nous survivent
De ne pas nous laisser disparêtre
Popovic, Pierre, 2020, « Cérémonial pour un massacre », dans S. Ménard et M.-C. Vinson, Lettres de Grande Pandémie, carnet de recherche, en ligne sur le site Ethnocritique : http://ethnocritique.com/fr/entree-de-carnet/ceremonial-pour-un-massacre