« Tout le monde était d'accord pour penser que les commodités de la vie passée ne se retrouveraient pas d'un coup et qu'il était plus facile de détruire que de reconstruire. » (Albert Camus, La Peste, 1947)
Et soudain notre quotidien fut déréalisé par une inquiétante étrangeté
De son cours ordinaire, il fut tiré
À l’image d’une vie à l'envers, d’un monde renversé
Aux confins du connu et de l’inconnu germa une période troublée et déréglée
À cause de la pandémie qui sévissait
L’ordre du monde fut brutalement ébranlé
Et régi par l’entre-deux de la mort/vie qui semblait aux aguets
En ces temps de floraison printanière, ô combien ensoleillés
Des vies par milliers furent décimées
Dans notre domus protectrice, nous fûmes tous confinés
Notre familière maison devînt pourtant autre et diversifiée
Le campus - ici, l’école et le travail - s’y invitait
Il fallut donc réinvestir autrement notre foyer
Pour y (co-)habiter durant toutes les journées
Qui paraissaient étirées, tant elles se répétaient
Dans un monde en suspens ou même en arrêt
Liminaire et circulaire mais aussi déréglé
Nous fûmes enfermés
Derrière nos fenêtres, notre regard fut rivé
Vers de lointaines contrées
Pareilles à des zones de saltus
Ensauvagées par un virus
Qui pouvait tou.te.s nous contaminer
Par cette invisible menace
Pas un seul espace
Public ou privé
Ne fut épargné
La mort rôdait
Autour des porteurs sains
Des malades et des rescapés
Les villes, comme mortes elles aussi, étaient
Silencieuses et désertées
Dans les ehpad, le chaos régnait
Tout comme dans les hôpitaux engorgés
La distanciation sociale fut alors imposée
Ainsi, des autres et du monde, nous dûmes nous tenir en retrait
Des gestes barrières durent être incorporés
Pour rendre nos corps disciplinés
Ils devinrent pleinement des corps fermés
Des corpus clausus*
Et auto-contrôlés
En tant qu’homo clausus*
Même avec nos proches, les liens furent distanciés
Et privés de tous gestes affectifs, au cœur de l’inter-corporalité
Les un-e-s des autres, nous fûmes physiquement éloignés
Mais virtuellement reliés
Tel un séisme économique, social, culturel, la société fut bouleversée
Et amenée à être transformée.
Ce désordre social
Apparut comme un nouvel ordre social
Marqué par une familière étrangeté
Au seuil d’un avant et d’un après cette crise sanitaire, si inopinée
L’à venir parut si incertain et si indéterminé
N.D.A : Norbert Elias, dans La civilisation des mœurs (1973) et La dynamique de l’Occident (1975), décrit l’homo clausus comme une monade isolée, soit une intériorité close sur elle-même, telle une « statue pensante ». L’individu a alors le « sentiment de faire face isolément au monde extérieur des êtres et des choses » (Société des Individus, 1991 : 161). En conséquence, le corpus clausus se pense comme un corps domestiqué soustrait au contact direct des autres.
Fouchet, Eugénie, 2020, « Virus apertus / virus clausus », dans S. Ménard et M.-C. Vinson, Lettres de Grande Pandémie, carnet de recherche, en ligne sur le site Ethnocritique : http://ethnocritique.com/fr/entree-de-carnet/virus-apertus-virus-clausus
BAKHTINE Mikhaïl, La poétique de Dostoïevski, Paris : Seuil, 1998 [1970].
CHEVALIER, Sophie et Jean-Marie PRIVAT (dir.), Norbert Elias. Vers une science de l'homme, Paris: CNRS, « Biblis », 2013.
ÉLIAS Norbert, La Civilisation des mœurs, Paris : Calmann-Lévy, 1973.
PRIVAT Jean-Marie, « Élias et le théâtre des corps », dans Jean-Paul RESWEBER (dir.), Les cahiers du Portique, n°3 : « Hexis et habitus », 2006, p. 105-114.