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“Ça ne promet pas beaucoup de bonheur”

Les fiançailles de Gervaise et Coupeau

“Ça ne promet pas beaucoup de bonheur”

Dans son article « Le micmac des rites », Jean-Marie Privat a brillamment étudié, dans L’Assommoir1, les dysfonctionnements mineurs ou majeurs à l’œuvre dans les usages sociaux. Ces dysfonctionnements variés prennent par exemple la forme de pratiques rituelles transgressives, de décalage temporel, de déculturation, de désinvestissement ou de désaccord des acteurs du rite, etc. L’ethnocriticien analyse l’inventivité culturelle de la prose zolienne, « si profuse, comme il l’écrit, en rites approximatifs et significatifs d’un monde en désordre et malmené » (2017 : 246), montrant en effet que les rites du récit organisent et désorganisent les interrelations et les conduites sociales du personnel romanesque – avec tout ce que cela comprend d’évaluations axiologiques, de conflits intraculturels, de belligérances dans les visions du monde et dans les manières de faire. Il examine également l’« emboitement du rite dans la poétique du roman » afin de saisir la « dissémination intra-textuelle de traits constitutifs » (2017 : 248) de certains rites dans l’imaginaire du récit2. En hommage à ce travail désormais incontournable tout autant pour les ethnocriticiens que pour les zoliens, j’aimerais poursuivre ici la démonstration privatienne en m’arrêtant sur un rite, celui des fiançailles de Gervaise et de Coupeau, que l’article « Le micmac des rites » ne mentionne pas; mais ce rite, comme ceux étudiés par Privat, grince et s’écarte de la conformité rituelle attendue. Présentant un dérèglement des échanges symboliques, ces fiançailles accordent, de façon boiteuse, les membres de la communauté et annoncent le ratage généralisé de la socialisation, qui est le sceau malheureux sous lequel s’inscrit la courbe de vie de Gervaise Macquart3.

 

Les fiançailles de Coupeau et de Gervaise

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Légende / Crédits

Gaston Latouche, Fortuné Louis Méaulle (grav.); Auguste Renoir, Bellenger, Angré Gill (dess.), Les Lorilleux [voisins des Coupeau] travaillant l'or, illustrations de L'Assommoir, 1878, disponible en ligne sur Gallica : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b22001295/.

 

 

Le segment narratif et descriptif des fiançailles – qui inclut la demande en mariage et celle du consentement familial – apparaît dès le dossier préparatoire sous la formule de « la visite aux Lorilleux » (Zola, 2005 : 770). Topos réaliste de l’arrivée d’un nouveau dans un lieu inconnu, la scène possède plusieurs fonctionnalités : elle est chargée de ventiler les fichiers, accumulés par le romancier dans les avant-textes, sur le travail de l’ouvrier chaîniste (fonction mathésique)4; elle motive la description de la maison de la Goutted’Or et de certains de ses habitants (fonction mimésique); elle indique la position de Gervaise dans l’histoire et surtout au sein de la communauté du quartier (fonction diégétique); elle embraye quelques préconstruits idéologiques comme la pauvreté associée à la saleté (fonction sémiosique) et enfin elle produit un ensemble de signes orientant le destin de Gervaise (fonction cataphorique ou proleptique)5. On peut résumer en disant que la visite à l’atelier raconte, d’un point de vue sociologique, « comment on travaille », et, d’un point de vue anthropologique, « comment on se fiance ». En effet, elle correspond à la première rencontre entre Gervaise et sa future bellefamille6. Cumulant une série de « première fois » et programmant l’à venir du personnage, cette scène est inaugurale tout autant qu’augurale. Placée tout juste après la demande officielle en mariage de Coupeau à Gervaise et avant la cérémonie de noces (qui aura lieu au chapitre suivant), elle appartient à un scénario matrimonial et présente, en les remaniant et en les adaptant, tous les traits du rite des fiançailles.

J’y relève (au moins) quatre tentatives de ritualisation qui indiquent – en tout cas pour les Coupeau – les impératifs puissants au cœur de l’ordre coutumier :

  1. La dimension cérémonielle du rite est annoncée par un code vestimentaire exceptionnel : « [Gervaise] s’était habillée : une robe noire, avec un châle à palmes jaunes en mousseline de laine imprimée, et un bonnet blanc garni d’une dentelle. Depuis six semaines qu’elle travaillait, elle avait économisé les sept francs du châle et les deux francs cinquante du bonnet; la robe était une vieille robe nettoyée et refaite. » (A : 100) Notons ici que la valeur de la marchandise est calculée en fonction du (long) temps de travail qui a permis de l’acheter.
  2. La ritualisation s’inscrit dans le sens des présages : voulant s’assurer bonheur et prospérité, Coupeau a « calculé sur l’almanach » (A : 109) afin de trouver un bon jour; ainsi le mariage aura lieu le « samedi 29 juillet » (A : 109). Le roman réaliste sur le peuple insère dans son économie discursive des cosmologies populaires.
  3. Une autre exigence coutumière est de faire accepter la future épouse par la famille : « Coupeau n’aurait pas osé se marier, sans qu’ils [les Lorilleux] eussent avant tout accepté sa femme. » (A : 100) Pour que le rite matrimonial puisse advenir, les Lorilleux doivent donner non seulement leur avis, mais leur acceptation verbale. Apparaissant comme un contrat linguistique et familial, le rite s’accomplit de vive voix, et la parole est performative : elle autorise ou interdit la réalisation du mariage. J’y reviendrai.
  4. La dernière contrainte imposée par la tradition est de trouver un témoin pour le mariage : « Dites donc, Lorilleux, nous comptons sur vous, vous serez le témoin de ma femme. » (A : 107) Cette demande elle aussi nécessite une réponse orale. On voit déjà combien le rite matrimonial, qui est fondé sur la circulation des biens et des personnes (notamment de la femme), s’accompagne d’échanges discursifs.

Ces « stratégies d’officialisation » (Bourdieu, 1980 : 186) visent à « se mettre en règle » avec la famille et à se faire reconnaître en tant que couple. Ainsi, la visite aux Lorilleux est l’équivalent urbain, moderne, du rite paysan de la « visite des lieux » et des « biens », une sorte de promenade où les nouveaux fiancés explorent le patrimoine familial (maison, biens symboliques) qui sera un jour le leur. Évidemment, tout ceci est extrêmement remodélisé et urbanisé par le texte zolien; mais dans les faits Gervaise visite sa future maison et prendra possession de la rue de la Goutte-d’Or7.

Pourtant, la narration focalise son attention sur les ratages du rite qui mettent en péril l’engagement définitif des fiancés. La fixation de l’alliance n’est pas, dans le roman, un moment familial de réjouissance ni celui de l’arrangement du patrimoine. Pourquoi? Tout simplement parce que l’union cumule un ensemble d’écarts à la coutume; écarts que soulignent les ratés de l’échange langagier et symbolique. Du point de vue de la culture du XIXe siècle, un mariage est compris comme le passage pour une jeune fille de la maison familiale à la maison de l’époux, du lieu de la filiation à celui de l’alliance. Il est essentiellement l’histoire de ce déplacement, de cette circulation qui mène au « coïtus ritualis » (Privat, 2010) de la nuit de noces, où la jeune fille perd sa virginité et entre dans l’âge de la reproduction. Or, l’union qu’on s’apprête à célébrer est une mésalliance (comme les aime particulièrement le récit naturaliste). Le texte cumule les entorses à la coutume et les circonstances aggravant la mauvaise alliance. Enceinte à quatorze ans, mère à dix-huit ans de deux enfants illégitimes, Gervaise s’installe à Paris avec son amant, Lantier, qui l’abandonne aussitôt les économies dépensées. Personne ne la donne en mariage, elle n’a ni dot ni témoins. De surcroit, venant du Midi, elle est étrangère à la petite société de la Goutte-d’Or. Aucun membre de sa famille n’assistera à la cérémonie de mariage; et les Lorilleux le lui reprocheront. De plus, la nuit de noces avec Coupeau aura lieu dans la chambre que Gervaise partageait avec Lantier, ce qui, pour les Lorilleux, est le comble de l’inconvenance.

 

Ratés du rite, destin de malheur

En tolérant (au moins) quatre graves manquements à la coutume des fiançailles, le récit insiste sur des ratés de la « ritualisation des interactions » (Bourdieu, 1980 : 181). Ces ratés nous rappellent que l’engagement matrimonial repose sur des techniques et tactiques de légitimation, des pratiques d’honneur et des « conditions de félicité » (Austin, 1970).

 

Premier raté : le silence

Le silence, qui accompagne l’« étrange accueil » (A : 104) fait par les Lorilleux (les hôtes) à Gervaise, consiste à retarder le moment de « répondre » et d’entrer dans la transaction rituelle : « C’est nous! cria Coupeau […] Mais on ne répondit pas tout de suite […]. Ah! C’est vous, bien, bien! murmura-t-il [Lorilleux]. Nous sommes pressés, vous savez… N’entrez pas dans l’atelier, ça nous gênerait. » (A : 103) Au délai de la réponse s’adjoint une négation d’hospitalité. Pourtant prévue – Gervaise est attendue –, la visite est vécue comme un dérangement et un contretemps. Les Lorilleux dénigrent le jeu social de la réception. Et, au seuil de la porte, Gervaise comprend que c’est bien elle qui « gêne » le couple : « La jeune femme, interdite par l’étrange accueil des Lorilleux, mal à l’aise sous leurs regards obliques, avait un bourdonnement aux oreilles qui l’empêchait d’entendre. » (A : 1048) Actualisée par le silence et les oreilles bouchées, la communication bloquée retarde le moment clausulaire du rite qui scellera le pacte familial : « Ce qui la gênait surtout, c’était le silence gardé sur son mariage, sur cette affaire si grosse pour elle, sans laquelle elle ne serait certainement pas venue. Les Lorilleux continuaient à la traiter en curieuse importune amenée par Coupeau. » (A : 1069) La réponse différée, « l’intervalle de temps » (Bourdieu, 1980 : 179) qui sépare la demande et la riposte, effrite le futur lien familial et le crédit accordé. Contrairement à l’échange symbolique dans lequel le « retour », sous forme de contre-don, doit être « différé et différent » (Bourdieu, 1980 : 179), la transaction verbale et rituelle exige ici une réponse (affirmative) sans délai10. N’étant ni saluée ni invitée à entrer, Gervaise reste à l’écart (spatialement et symboliquement) du groupe, et les « regards obliques » (A : 104) et froids qu’on lui lance indiquent clairement qu’elle n’est ni acceptée ni agrégée11. Le déséquilibre dans les échanges verbaux l’atteste et confirme sa position passive, en retrait; elle ne participe pas à la discussion en tant que sujet parlant mais en tant qu’auditrice12. Alors que ce temps liminaire suivant la demande et précédant le mariage devrait servir à engager des pourparlers (Van Gennep, 1998 : 247) et des négociations (Bourdieu, 1980 : 197), les Lorilleux, en maintenant le silence, profitent un peu trop longuement de leur autorité de sollicités; « avantage conjoncturel » qu’ils perdront « d’un coup, au moment où il[s] donne[ront] [leur] accord définitif » (Bourdieu, 1980 : 181). Or, cet accord ne sera jamais pleinement conclu.

 

Deuxième raté : le refus du consentement

Les fiançailles sont considérées dans la culture française comme le moment où les familles procèdent aux accords définitifs qui autorisent le mariage. Précisément, Coupeau ne veut pas se marier sans avoir obtenu la permission de sa sœur (ce qui est en soi curieux, l’inverse étant plus convenu), même si, comme il le dit, « il ne dépendait pas de sa sœur, qui n’était même pas l’aînée. Maman Coupeau donnerait son consentement des deux mains. » (A : 10013) On peut se demander alors pourquoi Coupeau tient à ce point à cet agrément, alors qu’il sait pouvoir recevoir la bénédiction enthousiaste de sa mère et de Madame Lerat. Ce comportement socialisé – qui est comme un renversement de la demande du galant à sa future belle-famille – n’est pas motivé par une prescription coutumière : « Seulement, dans la famille, les Lorilleux passaient pour gagner jusqu’à dix francs par jour; et ils tiraient de là une véritable autorité. Coupeau n’aurait jamais osé se marier, sans qu’ils eussent avant tout accepté sa femme. » (A : 100) L’argent gagné impose des conduites déférentes et un honneur qu’il convient de respecter14 : Coupeau et Gervaise doivent en quelque sorte aller faire la cour aux Lorilleux. Dans le quartier de la Goutte-d’Or, le prestige social et le capital symbolique s’accumulent au rythme de la (bonne) gestion des avoirs et du labeur. Ainsi, la valeur du consentement est directement tributaire des conditions sociales, c’est-à-dire de la reconnaissance que les Lorilleux reçoivent de leur groupe. Apparait un transfert d’autorité, non plus liée à la position de l’individu au sein de la famille (l’ainée donnant son accord), mais au crédit – au sens de la confiance et de la solvabilité – qu’il a engrangé dans sa communauté. On le sait, le XIXe siècle est un monde économique nouveau où s’effritent progressivement les solidarités collectives, les obligations morales, les services rendus, les dons octroyés, « les échanges entre parents ou voisins qui se devaient d’être régis par la réciprocité et la gratuité » et qui « sont de plus en plus réduits à leur dimension purement économique » (Privat et Scarpa, 2010 : 190). Le roman zolien ne cesse de souligner l’économie du rite : la socialisation est ruineuse – c’est certainement une des matrices économico-culturelles du roman. Les changements de vie s’accompagnent de bouleversements financiers : « [Les Lorilleux] sont très vexés, parce que, si je me marie, je ne mangerai plus chez eux, et ce sera une économie de moins. » (A : 100) Ainsi les calculs coutumiers de Coupeau – qui, on le rappelle, compte les jours sur l’almanach – sont vite supplantés par ceux, monétaires, des Lorilleux : le jour prévu du mariage bouscule l’organisation quotidienne de l’existence et réaménage les habitudes pécuniaires (et alimentaires) des Lorilleux qui perdent les « quatre sous de [leur] pot-au-feu » (A : 110)15. C’est la prospérité du noyau familial et, plus largement, du groupe social que met en péril la venue de Gervaise. D’ailleurs, dans La Fortune des Rougon, c’est aussi une raison économique qui empêche Antoine de « régulariser la situation » en donnant sa fille à Lantier, alors qu’elle est enceinte : « Mais il garda Gervaise, elle gagnait déjà vingt-cinq sous, et il évita de parler mariage. Quatre ans plus tard, elle eut un second garçon que la mère de Lantier réclama encore. […] [I]l déclara très carrément que sa fille ne le quitterait pas et qu’il la donnerait à son séducteur plus tard. » (Zola, 1981 : 163-164) Si tout mariage nécessite un marchandage, force est de constater qu’ici les valeurs, plus individuelles et petites-bourgeoises, de l’argent épargné conduisent la famille à se replier dangereusement sur elle-même, préférant rester dans l’entre-soi16.

Ce système de valeurs explique en partie l’hésitation à accepter l’intruse, voire la volonté d’apposer un refus méprisant à l’alliance : « Mon frère est bien libre, continua-t-elle [Mme Lorilleux] d’un ton plus pincé. Sans doute, la famille aurait peut-être désiré… On fait toujours des projets. Mais les choses tournent si drôlement… » (A : 108) Les paroles lacunaires, arrêtées juste à temps, remplies de sous-entendus et de non-dits presque prononcés, expriment que la sœur est, pour le moins, réticente à donner la main de son frère. De plus, les Lorilleux dénient le jeu de la « fiction désintéressée », car le cycle de réciprocité dans lequel Coupeau les engage, bien malgré eux, les installe au cœur d’« engrenages mécaniques de pratiques obligées » (Bourdieu, 1980 : 168). Ils ne désirent pas s’acquitter d’une obligation. Or, le « dessein discursif », pour reprendre une expression de Bakhtine (1979 : 283), le vouloirrépondre des Lorilleux est évident : ils préfèreraient refuser le consentement (au mieux refuser de répondre), sauf que cet énoncé, difficilement dicible, risquerait de troubler la « paix » familiale. L’astuce du romancier est de faire apparaitre dans les points de suspension qui entravent la parole tout le poids des intérêts égoïstes, privés, individuels qui sont publiquement inavouables17. Les Lorilleux ne trouvent pas leur compte dans cette transaction. Qu’ils n’exaucent pas directement le souhait de Coupeau indique tout à la fois la dimension contraignante du rite et leur incapacité à « rendre »; soit à accomplir la phase conclusive et différée du cycle don/contre-don (et de l’échange verbal). Tout au long du roman, ils accepteront les invitations, les cadeaux, sans jamais rendre à leur tour le contre-don, redonnant plutôt la monnaie de sa pièce à Gervaise sous une forme de gueuleton infamant, véritable bouilli de médisances (Ménard, 2015a). Les travaux de Mauss et de Bourdieu ont bien montré que l’obligation de « rendre » est l’étape la plus difficile et la plus fondamentale de tout échange (Tarot, 2003 : 60). Ajoutons, à la suite de Bakhtine et de Jean-Marie Privat, que « répondre » l’est parfois tout autant. Que la réponse attendue et espérée ne soit pas celle advenue explique peut-être la fin abrupte de la visite qui se termine sur un triple dérèglement. En effet, elle se conclut sur :

  • une dévaluation de l’échange discursif : « Ce que vous dites et rien, c’est la même chose » dit Coupeau (A : 109);
  • une négation du rite : Mme Lorilleux répond à son frère : « Tu n’avais pas besoin de nous consulter… » (A : 109);
  • une inversion de l’échange symbolique : mal reçue, Gervaise est de surcroit accusée d’avoir voulu « emport[er] des “petits morceaux d’or” collés sous ses souliers » (A : 109). Ratés du « contrat fiduciaire » (Greimas, 1983 : 43) (soit de la confiance réciproque), ce scénario de spoliation bafoue le principe général de la circulation des biens rituels. Il actualise, de façon latente, une vérité anthropologique que déforme l’imaginaire retors des Lorilleux : la visite est une forme de vol, non pas des « milligramm[es] de déchet » et des « parcelles d’or », mais du frère. Telle est la « grosse » affaire pour les Lorilleux. Et que le narrateur désigne cette scène de larcin involontaire de l’or comme « toute une affaire » rappelle l’« affaire si grosse » du mariage « sans laquelle [Gervaise] ne serait certainement pas venue »; « affaire » dont « on ne parlait toujours pas » (A : 10718).

 

Troisième raté : le refus de l’invitation

« [L]e temps des noces est celui de la circulation des biens » (Segalen, 1981 : 110), des dons et des contre-dons, temps de réjouissances et de célébrations. Comme l’explique Arnold Van Gennep, « boire et manger en commun détermine[nt] une agrégation » (1998 : 248), « créent du lien et ont la valeur d’un contrat, le geste essentiel consistant à trinquer » (1998 : 254). Chez les Lorilleux, le « poêle en fonte encore tiède du dîner » (A : 103) n’a pas servi à recevoir les fiancés, qui arrivent après le repas, pendant le travail. Ils ne sont pas invités à manger et encore moins à célébrer leur union. Or, comme l’écrit Marcel Mauss, « refuser de donner, négliger d’inviter, comme refuser de prendre […], c’est refuser l’alliance et la communion » (2010 : 162-163). Aux festivités attendues supplée une scène de labeur qui surdétermine le raté de la prestation d’hospitalité. L’écriture zolienne fait coexister le rituel du travail – et tout ce qu’il charrie de possibles descriptifs cernant le métier artisanal de l’ouvrier-chaîniste et ancrant le récit dans la modernité urbaine – et le travail du rite; le processus de fabrication de l’objet et le processus initiatique qui « fait » la jeune femme. Le texte met en place ainsi une série d’oppositions :

  • entre le geste sériel et manuel du professionnel qui manie l’outil de façon répétitive et le geste unique du consentement matrimonial (donner sa main);
  • entre la logorrhée technico-explicative de Madame Lorilleux, quasi réduite à sa fonction phatique afin de prolonger la conversation sur un sujet autre que le consentement (elle meuble le silence), et la quête d’une bénédiction;
  • entre l’emploi minuté et pressé de l’horaire du labeur et le temps calendaire du mariage;
  • entre le corps travailleur et le corps festif;
  • entre l’action technique et l’inaction rituelle;
  • entre les chaînes forgées et marchandisées et les chaînes symboliques de l’alliance.

Bref, il oppose le travail et la fête, qui sont les deux grands thèmes du roman19. Le récit « oublie » en quelque sorte le rite, le relègue au second plan, car il met l’accent sur la description du travailleur et sur les technolectes, qui sont, sur l’échelle des conversations et des cosmologies, au plus loin des paroles de la célébration conjugale. La négativité du rite est directement liée au contexte dans lequel il est enchâssé, créant un effet de dissonance (Hamon, 1997 : 166). Ce long déploiement descriptif et verbal agit surtout comme un ralentissement de la fiction, suspendant le moment de parler de l’« affaire si grosse » qui réunit cette famille en cette heure et en ce lieu. Ne s’engage-t-elle pas, la fiction, dans le jeu des Lorilleux, dont le but est de différer la réponse à la demande?

 

Quatrième raté : le refus de la bénédiction

Le scénario matrimonial est un moment de « souhaits de prospérité et de fécondité » (Segalen, 1981 : 110). Ces bénédictions se traduisent dans le récit zolien sous une forme inversée par une série de paroles de mauvais augure lancées par Mme Lorilleux : « C’est une drôle d’idée de se marier tout de même. Enfin, si ça vous va à l’un et à l’autre. Quand ça ne réussit pas, on s’en prend à soi, voilà tout. Et ça ne réussit pas souvent, pas souvent, pas souvent… » (A : 108) Aux vœux rituels de bonheur, Mme Lorilleux substitue des souhaits de malheur. La répétition à trois reprises de la formule « pas souvent » crée un effet incantatoire, signale l’imprécation qui intervient à titre d’avertissement et qui est structurante : elle peut servir – tout comme la mésalliance – d’origines (culturelles) funestes au mariage des Coupeau. Curieusement ce ne sont pas les fiancés mal reçus qui lancent des paroles de malheur. Comme l’a montré Jean-Marie Privat, dans une étude sur les « souhaits de ruine à mots couverts » dans Madame Bovary, « la transgression des lois coutumières de l’échange symbolique et des règles de l’hospitalité […] expose inévitablement à une réaction plus ou moins ouverte et violente des victimes publiquement offensées ou pis humiliées » (2014). Ici l’offense n’est pas publique, mais la violation des pratiques de la socialité rituelle est vivace; les usages coutumiers sont mal traités. Pourtant, par un retournement de situation, les Lorilleux forment des souhaits de malheurs, qui ont une force performative réelle dans le roman20. À la planification du mariage orienté en fonction des bons usages et bons présages – je rappelle le calcul sur l’almanach – répond le malheur pré-dit par les Lorilleux. Le texte surdétermine le fait que tout mariage est un système de projection dans l’à-venir.

En fait, la scène persille une série de paroles qui déclenchent un travail de sape destinal et social21 :

  • « Dis donc, Lorilleux, tu ne trouves pas que madame ressemble à Thérèse, tu sais bien, cette femme d’en face qui est morte de la poitrine22? » (A : 108)
  • « Vous n’avez pas l’air fort, avec ça… N’est-ce pas, Lorilleux, madame n’a pas l’air fort? » (A : 108)
  • Et Gervaise, lucide devant l’échec cérémoniel, de conclure en sortant de la maison de la Goutte-d’Or : « Ça ne promet pas beaucoup de bonheur. » (A : 110)

Surtout, ce qui coalisent les regards méchants et les allusions, c’est la boiterie de Gervaise : « Ils ne parlèrent pas de sa jambe. Mais Gervaise comprenait, à leurs regards obliques et au pincement de leurs lèvres, qu’ils y faisaient allusion. » (A : 108) On le sait, la claudication de Gervaise est la conséquence héréditaire d’une nuit d’ivresse de ses parents qui a laissé son empreinte sur l’enfant. « “[R]eproduction” (et la famille en est bien le lieu) d’une tare physique mais aussi matrimoniale et sociale », la boiterie est, suivant la lecture ethnocritique qu’en fait Marie Scarpa, le signe des « mauvais mariages » et des « familles de travers », soit le signe passé désignant la mésalliance de Fine et d’Antoine (ses parents pauvres et soûlons) (2018). Elle est aussi l’intersigne annonçant la mésalliance de l’union à venir.

La narration fait de la prédiction funeste une mantique inscrite au cœur de la poétique du récit23. Ou pour le dire avec Bakhtine, le texte adopte une « responsivité active » « avec action à retardement » (1979 : 274-275) : ce qui a été exprimé et entendu durant cet échange rituel trouve un écho dans les infortunes du couple. Le texte réalise, de façon différée, sous la forme d’une réponse, l’actualisation des malheurs pré-dits. Il s’agit d’un contre-don terrible qui donne foi aux mots/maux de ces « cloportes » égoïstes et avares que sont les Lorilleux. On a affaire à des « énoncés malheureux », que je propose de comprendre du point de vue anthropologique comme des paroles qui, réunissant des conditions de rivalité, déclenchent, dans une logique de l’imprécation, une série d’événements malheureux24. Si, comme l’écrit Bourdieu, les « “conditions de félicité” […] permettent à l’ensemble des agents engagés dans le rite de l’accomplir avec bonheur » (1982 : 117) – ce qui, suivant la coutume, correspond à un assentiment joyeux, festif –, on peut dire alors que le rite des accordailles favorise des conditions de malheur. Détenant une autorité rituelle, les Lorilleux profitent de l’efficacité symbolique de leurs mots – efficacité tout entière construite par le pouvoir dont les a investi Coupeau en requérant leur consentement – pour accomplir le rite avec exécration, pour dés-accorder la famille en lançant des paroles d’adversité. Le retournement de situation et la trahison ne peuvent pas être plus notables et méprisables.

On pourrait interroger la « compétence éthique », le « savoir-vivre », les manières de recevoir des Lorilleux, mais au fond leurs conduites sociales – c’est la première fois que le lecteur, comme Gervaise, les rencontre – sont conformes au cahier des charges que l’écrivain établit dans son dossier préparatoire : ce couple de « méchants » a, comme l’écrit Zola, une « mauvaise langue en diable » (2005 : 906) et une « langu[e] de vipère » (A : 400). Les imprécations inaugurales sémiotisent cette langue perfide. Plus curieux est le fait que le texte relaye l’autorité accordée aux Lorilleux en leur allouant un capital symbolique et une parole magique, au sens où l’entend Bourdieu, à savoir qu’ils ont le pouvoir d’« agir sur le monde social par les mots » (1982 : 72), qu’ils détiennent et maintiennent presque tout au long du récit cette force pragmatique de la parole. Obéissant à la logique de la malédiction, le roman distribue des méfaits à ceux qui ont été maudits, avalise ainsi une chaîne entre l’énoncé et sa réalisation (dans cette scène où précisément se fabriquent des chaînes; et ce sont bien ces chaînes-là, maléfiques, qui prennent ancrage, alors que devrait plutôt se nouer ici une chaîne d’alliance). En donnant crédit à la malédiction, le récit place le lecteur en « connivence, en complicité cognitive » – pour reprendre une expression de Jean-Marie Privat (2014) – avec les Lorilleux et avec leur culture de la mauvaise foi. De plus, que l’échange verbal et rituel soit réduit à sa vérité économique, celle des « quatre sous [du] pot au feu » perdus, et que, devant cette déception, il actualise une vengeance excessive suggère que le texte « répudie » en quelque sorte la loi coutumière. Valorisant la loi économique et la loi d’intérêt, il choisit pourtant une voie traditionnelle, à savoir la malédiction et l’anathème, pour l’actualisation de ce nouveau système de valeurs individuels, petits-bourgeois et capitalistes. La matière est moderne; la manière, elle, est coutumière25.

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L’Assommoir – et la scène étudiée est exemplaire – est motivé (narrativement, culturellement et sémantiquement) par des séries d’imputations causales qui mettent en œuvre des façons plurielles de penser et de réaliser le destin. Si la « simple vie de Gervaise Macquart » s’organise sur le modèle du cycle de la vie construite sur une succession d’étapes importantes, qui tracent la bonne voie/vie, celle conforme à la coutume et aux valeurs du groupe, force est de constater que les ratés du rite et des transactions discursives, qui surviennent inévitablement, scellent un destin de malheur, et anticipent la courbe descendante de la trajectoire biographique26. Les aspérités à l’œuvre dans les échanges symboliques au cœur de la performativité rituelle ne peuvent qu’entrainer des sanctions sociales : honte, déshonneur, infortunes, malchances27. Certes, le rite finit par fonctionner : les Coupeau se marient, Lorilleux est témoin. Mais le trop grand écart par rapport à la forme standardisée du rite – accepter de donner le frère en accueillant convenablement la fiancée – suscite et attire le mauvais sort. On ne s’étonnera pas que « Gervaise, en descendant l’escalier, se sentait toujours le cœur gros, tourmentée d’une bête de peur, qui lui faisait fouiller avec inquiétude les ombres grandies de la rampe » (A : 110). La visite de la maison de la Goutte-d’Or sert d’embrayeur proleptique d’un destin de misère et rend visible une des structures narratives profondes du récit dont l’écriture est motivée par la présence d’intersignes. L’enchaînement des malheurs, relayé à plusieurs reprises par d’autres paroles de malédiction qui relancent et réactivent la sérialité malheureuse, sera largement constitutif de la suite du récit. On ne s’étonnera pas que, dans L’Assommoir, ce grand roman de la parole du peuple, où on « s’aval[e] pour un mot » (A : 383), dire, c’est souvent faire le destin malheureux.

  • 1. Émile Zola, L’Assommoir, Paris, Livre de poche, 1996 [1877]. Les références à cette œuvre seront indiquées par le sigle A et intégrées directement dans le corps du texte.
  • 2. Cette générativité du rite permet de saisir les écarts et trahisons créatrices à l’égard de la conformité rituelle et de définir le principe de l’écriture réaliste comme informée par une hétérophonie et une inter-discursivité structurantes. Privat étudie la sémiotisation narrative du rite : sa lecture culmine avec l’analyse de la crémaillère dans le roman de Zola comprise « comme l’une des figures séminales de la poétique culturelle du roman, comme si ce rite était le creuset sinon le chaudron sacré où se concocte l’écriture du récit » (2017 : 249). C’est que la crémaillère mobilise en effet un ensemble de motifs structurant le roman : le feu, l’eau, la cuisine, le foyer, et surtout le jeu des bonnes et mauvaises distances entre soi et l’autre.
  • 3. Jacques Dubois mentionne lui aussi l’ordonnancement culturel et rituel de la vie du personnage principal : « Zola vise à donner de la vie et des mœurs ouvrières une représentation qui paraisse complète et qui se distribue équitablement entre les diverses sections du roman. Ainsi les grandes étapes de l’existence ordinaire ponctuent le récit : mariage des Coupeau, naissance de Nana, décès de maman Coupeau, communion de Nana. » (1973 : 99)
  • 4. La « visite aux Lorilleux » est une visite de l’atelier, ce lieu privilégié de la « sociotopie naturaliste » qui célèbre l’entrée du prolétariat dans la fiction littéraire (Seillan, 2017 : 86).
  • 5. Voir, sur les fonctions descriptives, Adam et Petitjean, 2005 : 26.
  • 6. Et cette rencontre devrait logiquement mettre la jeune femme sur la voie de la concrétisation de son « projet de vie », à savoir « travailler tranquille, […] manger toujours du pain, […] avoir un trou un peu propre pour dormir […], élever [s]es enfants, […] ne jamais être battue […] [et enfin] mourir dans son lit » (A : 484).
  • 7. « La rue de la Goutte-d’Or lui appartenait, et les rues voisines, et le quartier tout entier. » (A : 185)
  • 8. Je souligne.
  • 9. On peut relever un autre exemple de ce silence gênant : « Mais Gervaise se sentait à bout de courage. […] On laissait la porte fermée, parce que le moindre courant d’air enrhumait Lorilleux. Alors, comme on ne parlait toujours pas de leur mariage, elle voulut s’en aller […]. » (A : 107)
  • 10. Le rendu immédiat aurait pour effet de « signifier que les échangistes sont quittes » : « en différant (mais pas trop non plus) le retour, on garantit que le lien social, la confiance se sont établis » (Tarot, 2003 : 60). Ironiquement les Lorilleux sont « pressés » par le travail et retardent la prise de parole attendue, qui consisterait à répondre à la demande sous-entendue dans la présence de la jeune fille.
  • 11. Si le mariage est un pacte social devant être accompli publiquement et devant signaler l’intégration de Gervaise au groupe, on voit bien que l’accomplissement de ce rite d’agrégation à une nouvelle famille, à une nouvelle communauté et à un nouveau lieu est difficile (la porte est fermée). On remarque également que ce rite des accordailles présente une absence de cérémonial. Chez les Lorilleux, ce qui compte c’est le travail, alors que, pour les Coupeau, la dimension symbolique du rituel est importante : « elle sortit à son tour, après avoir balbutié une phrase de politesse : elle espérait bien qu’on se reverrait et qu’on s’entendrait tous ensemble. Mais les Lorilleux s’étaient déjà remis à l’ouvrage […]. » (A : 109) Il y a une opposition entre les conduites de l’homo faber, les Lorilleux, et celles de « l’animal cérémoniel », les Coupeau, pour reprendre l’expression de Wittgenstein (1982 : 19).
  • 12. Elle ne dit que deux petites paroles : « Et l’or? » demande-t-elle « à demi-voix » pour se « récrier » ensuite « ce n’était pas de l’or, peut-être, ce métal noirâtre, vilain comme du fer » (A : 104).
  • 13. Notons que la mère donnera son consentement enthousiaste de façon verbale et corporelle.
  • 14. De même, le quartier estime les Coupeau après leur mariage, car ils gagnent « à eux deux près de neuf francs par jour » : « on calculait qu’ils devaient mettre de côté pas mal d’argent » (A : 145).
  • 15. Coupeau insiste à trois reprises sur le fait que les Lorilleux perdent un revenu. Aussi on parle des « calcul[s] » de Lorilleux qui affirme avoir réalisé « un bout de colonne de deux lieues » depuis qu’il a commencé à travailler à l’âge de douze ans (A : 106).
  • 16. Sur l’enfance de Gervaise et sa boiterie, voir Scarpa, 2018.
  • 17. On sent bien que pour eux ce sont des obligations. Les échanges « se font sous la forme de cadeaux, en théorie volontaire, en réalité obligatoirement faits et rendus » (Mauss, 2010 : 147).
  • 18. Il y a dans la culture française, surtout provinciale, des « symboles d’acceptation ou de refus » qui permettent à la famille de donner la réponse non pas verbalement mais de façon détournée (pour éviter les brouilles). Un des symboles les plus répandus est celui de brûler des tisons, de « tisonner le feu » (Van Gennep, 1998 : 247), de faire brûler des bûches, d’« accrocher la marmite à la crémaillère » (Van Gennep, 1998 : 248). Comme l’écrit Van Gennep, ces gestes signifient « directement que la réunion continue “au chaud” », impliquent « une agrégation au foyer familial ». Il poursuit : « il faut tenir compte des expressions populaires comme “mon cœur brûle d’amour pour vous” et des allégories où l’amour est comparé à une flamme brûlante, à un feu ardent. Couvrir le feu signifie directement : on ne vous aime pas; on reste froid » (1998 : 248). Or, si chez les Lorilleux, le poêle est éteint (mais encore chaud), la petite forge produit une chaleur étouffante : « La chaleur, de plus en plus forte, la suffoquait. On laissait la porte fermée. » (A : 107) Le premier geste posé par Mme Lorilleux est d’« activ[er] le brasier avec un large éventail de bois, elle le mit à recuire » (A : 107). Ce geste s’apparente aux symboles d’acceptation, mais ici les liens sociaux et familiaux ne s’y réchauffent pas, malgré la surchauffe qui étouffe la jeune femme. Sur le rite domestique de la crémaillère, structurant le roman, voir Privat, 2017.
  • 19. En fait la visite aux Lorilleux est un double inversé de la scène de l’anniversaire de Gervaise où on arrête le travail pour faire banquet et potlatch, où fusent les doubles sens et les gueuletons de bouche. Les deux scènes se déroulent d’ailleurs en « juin » (A : 98). À l’excès de travail et aux lacunes d’hospitalité des Lorilleux lors des fiançailles répondent l’« assaut de générosité » et le déficit de travail lors de l’anniversaire. Dans les deux cas, il y a un dérèglement de la bonne mesure entre le travail et le rite.
  • 20. Par contre, pendant le mariage, les Lorilleux diront qu’ils sont mal reçus. Notons qu’il s’agit d’un « thème essentielle du folklore européen : celui de la mauvaise fée oubliée […] au mariage » (Mauss, 2010 : 209).
  • 21. Comme l’explique Pierre Bourdieu « insulte, bénédiction, malédiction, tous ces actes de nomination magique sont à proprement parler des prophéties prétendant à produire leur propre vérification : en tant qu’il enferme toujours une prétention plus ou moins fondée socialement à exercer un acte magique d’institution capable de faire advenir une nouvelle réalité, l’énoncé performatif réalise dans le présent des mots un effet futur » (1982 : 72). La magie est bien suivant Bourdieu « cette prétention à agir sur le monde social par les mots » (1982 : 72). Suivant cette définition, on peut dire que, comme ils agissent sur le monde social et sur le destin de Gervaise par des paroles médisantes et des malédictions, les Lorilleux font de la magie – comme Félicité dans La Fortune des Rougon, dont j’ai montré le mauvais œil agissant (Ménard, 2015b).
  • 22. On retrouve le processus analogique de la pensée sauvage selon lequel le similaire présage le prochain, c’est-à-dire une mort en attire et en prévoie une autre.
  • 23. Et je pourrais reprendre à mon compte ces propos de Jean-Marie Privat à propos de Madame Bovary : l’écriture est « en partie motivée (entre autres schèmes organisateurs bien sûr) et dynamisée par une coalescence littéralement inouïe entre une mantique et une sémantique » (2014).
  • 24. Il s’agit moins d’appréhender ces « énoncés malheureux » dans le sens linguistique où Austin définit les ratés de certains énoncés performatifs, dont le contexte ne permet pas la réalisation (1970 : 47-56), que dans un sens anthropologique. C’est moins un « malheur » qui guette l’énoncé si le sujet parlant ne possède pas l’autorité d’assumer l’acte qu’il désigne par ses mots –par exemple, un homme qui n’a jamais travaillé à la préfecture de police et qui dit « J’ordonne l’évacuation de la ville » produirait un « énoncé malheureux » (Todorov, 1966 : 116) – qu’un énoncé hyper-performatif qui fait malheur en le disant car celui qui l’assume possède l’autorité nécessaire et celui qui le reçoit croit en la toute-puissance des mots maudits.
  • 25. Le roman dit-il au bout du compte qu’il vaut mieux économiser et travailler plutôt que socialiser et ritualiser?
  • 26. Le destin du personnage peut être lu, dans sa première partie ascendante, comme une réalisation de soi se faisant par l’accumulation (de biens, d’amis, de clients, de capital symbolique) et par des conduites de l’honneur et, dans sa courbe descendante, comme une réalisation par la soustraction et par des comportements déshonorants (crédit, dépense, désintégration de la cellule familiale et sociale).
  • 27. « [U]ne même “logique de la dette” est à la manœuvre : le don fait du donataire un “obligé” tenu à de la “reconnaissance” qui est d’abord “reconnaissance de dette” et, dans les sociétés ou réseaux de types communautaires, cette obligation morale est encore renforcée par un arsenal de sanctions sociales : honte, déshonneur, ostracisme, mise au ban, sorts, attaques magiques, colère des ancêtres et des dieux, malchance, infortunes, règlements de comptes, mise à mort… » (Marie, 2012)
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Pour citer

Pour citer

Ménard, Sophie, « “Ça ne promet pas beaucoup de bonheur”. Les fiançailles de Gervaise et Coupeau », dans V. Cnockaert, M. Scarpa et M.‑C. Vinson (dir.), L'ethnocritique en mouvement. Trente ans de recherches avec Jean‑Marie Privat, février 2021, en ligne sur le site Ethnocritique : http://www.ethnocritique.com/fr/node/228/.

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