Couverture du numéro «La littératie. Autour de Jack Goody», Pratiques, no 131-132, décembre 2006, photographiée par André Petitjean.
Marie-Christine [Vinson] et Marie [Scarpa] m’ont demandé de rendre compte, en tant que directeur de Pratiques, de l’apport de Jean-Marie à la revue. Je le ferai en tant que tel mais aussi en tant qu’ancien directeur du CELTED (Centre d’Études Linguistiques des Textes et des Discours) car depuis une vingtaine d’années la revue entretient des liens organiques successivement avec la CELTED puis le CREM. Mon intervention prendra la forme d’un historique en forme de chronique au cours duquel je m’efforcerai de mettre à distance les émotions que provoque nécessairement la mémoration d’une longue période de vie partagée.
1974, c’est l’année où trois enseignants messins (Jean-François Halté dont je salue la mémoire, Raymond Michel, et moi-même), à peine diplômés (Agrégation et Capes de Lettres) se lancent dans l’aventure de la revue Pratiques. En cette même année, Jean-Marie Privat passe avec succès son Agrégation de Lettres Modernes. Nous voici donc réunis, professionnellement parlant, dans un même destin institutionnel qui se révèlera être lié étroitement à un parcours de vie.
En effet, premier point commun, nous serons tous les quatre durant plusieurs années enseignants en collège, à Metz pour les uns et pour Jean-Marie, successivement au collège de Montdoubleau (Perche), Marcel Proust à Illiers-Combray et Paul Éluard à Vénissieux. Second point commun, il est lié au contexte de l’époque. Il y a d’un côté l’effervescence théorique due à la « nouvelle critique » (voir les revues telles que Littérature ou Poétique). C’est ainsi que Jean Levaillant (secrétaire de la revue Littérature) et Henri Mitterand, avec qui j’ai pris contact, et que je salue ici, nous donnent de précieux conseils. D’un autre côté, l’université, brille par son académisme et au niveau des CPR (Centre Pédagogiques Régionaux), la formation pédagogique est réduite à quelques conseils pratiques rudimentaires. Du type faut-il rendre les copies en partant du moins bon au meilleur ou l’inverse. Rien, bien sûr, sur les problèmes afférents à l’évaluation (formative ou sommative).
Heureusement, à l’université, dans l’intervalle, apparaissent quelques francs-tireurs isolés qui laissent entrevoir d’autres possibilités théoriques. Jean-Marie assiste à Montpellier à des interventions de jeunes chargés de cours venus de Paris et découvre les travaux de Barthes. À Metz, un jeune maître-assistant en linguistique venu de Nancy, Jean David, donne un cours d’ouverture consacré à Chomsky. Par la suite, Jean-Marie fréquente l’université de Tours et entre en contact avec Nicole Geunier et la revue Bref. C’est à la même période qu’il découvre à Paris le premier numéro de Pratiques avec les contenus duquel il se sent en pleine intelligence et en parle à Marie-Christine.
Troisième point commun, bien qu’enseignants en collège, nous continuons nos travaux universitaires et sommes inscrits en thèse. Pour ma part, ce sera un doctorat de 3e cycle obtenu à Besançon en 1982 et suivi d’un doctorat d’état en 1987. Jean-Marie passe en 1981 à Paris III Sorbonne Nouvelle, un doctorat d’université intitulé « Les sotties politiques et carnavalesques des XVe-XVIe siècles ». Thèse sous la direction de Jean Dufournet et qui obtient la mention TB à l’unanimité.
Couverture du numéro «La littératie. Autour de Jack Goody», Pratiques, no 131-132, décembre 2006, photographiée par André Petitjean.
Jean-Marie continuera ses recherches si bien qu’en 1991, il soutiendra, avec le même succès, une thèse intitulée « Madame Bovary, mœurs de province, de G. Flaubert : une lecture ethno-critique », sous la direction de Roger Bellet à Lyon II. C’est là un quatrième point commun, nous sommes habités par l’esprit de recherche que ce soit dans nos domaines de spécialité de référence ou en didactique. À propos de didactique, (on parle alors de pédagogie) ce sera le cinquième point commun que nous partageons, à savoir, la posture de l’enseignant soucieux de lier théorie et pratiques afin de transformer les contenus et les modes d’enseignement au service des élèves en difficultés. En effet, dès sa nomination avec Marie-Christine en 1985 au collège Paul Éluard de Vénissieux, ils vont se lancer dans des expériences d’enseignement adaptées au public scolaire de cet établissement dans le quartier difficile des Minguettes. Là où bien des jeunes enseignants auraient vécu cette nomination comme un traumatisme, tous deux vont multiplier des expériences diverses liées à la lecture et à l’écriture. Là encore, arrêtons-nous sur le contexte. Depuis 1981, la gauche est au pouvoir en France et va modifier en profondeur la formation des enseignants. C’est l’époque où se créent en 1982 les MAFPEN (Missions académiques de formation pour l’Éducation Nationale) qui vont centraliser les initiatives de formation qui relevaient auparavant des seuls inspecteurs. Jean-Marie et Marie-Christine mènent avec leurs collègues des expériences portant sur les rapports du lire-écrire des élèves et des parents. Ils obtiennent des stages de formation pour toute leur équipe du collège. Ces pratiques innovantes, ils les théorisent, ce qui leur permet d’avoir des crédits pour inviter des intervenants extérieurs. C’est ainsi que j’aurai le plaisir de rencontrer Jean-Marie et Marie-Christine qui m’ont sollicité pour venir parler de ces sujets que nous théorisons en parallèle à Pratiques.
Par la suite, nous continuerons à rester en contact, à échanger nos expériences et c’est presque naturellement que Jean-Marie et Marie-Christine écriront en 1986 leur premier article dans Pratiques puis rejoindront le collectif de la revue. À propos de ce collectif, ce n’était pas une simple collection d’individus ponctuellement rassemblés dans un « comité de rédaction », mais un intellectuel véritablement « collectif ». Il réunissait des personnalités assez différentes, pas majoritairement universitaires mais qui avaient en partage un certain nombre de points communs. De réelles qualités intellectuelles, un sens de l’engagement militant et une véritable éthique relationnelle. Ce qui explique la longévité de ce groupe avant que la revue ne soit absorbée par l’université.
Ce collectif national, qui s’est étoffé au fil des années, se réunissait une fois par trimestre sous la forme de sessions de deux à trois jours, voire deux semaines au moment du festival d’Avignon. J’ai le souvenir de ces journées de travail, qui commençaient tôt le matin jusqu’à tard le soir, dans un nuage de fumée (alors que Jean-Marie et Marie-Christine étaient les rares non-fumeurs) pendant que Sarah et Numa fabriquaient de jolis dessins qu’ils nous montraient à la pause. Avec un destinataire privilégié, Caroline Masseron, dont ils pressentaient qu’elle serait la future co-directrice de la revue! Ce collectif avait pour responsabilité de suivre la gestion de la revue, alors autogérée (fabrication et diffusion), d’établir sa ligne éditoriale sur la base de l’analyse de l’actualité théorique, pédagogique, culturelle et politique du moment, de préparer les numéros, d’organiser des stages, des colloques, dont deux colloques mémorables à Cerisy et des Universités d’Été après 1981. Pareil fonctionnement, aura marqué profondément les membres de ce collectif. Il a forgé leur ethos professionnel de futures universitaires alliant rigueur intellectuelle et disponibilité pédagogique dont Jean-Marie est une parfaite illustration.
L’apport de Jean-Marie à Pratiques est d’un peu plus d’une vingtaine d’articles, écrits seul ou en collaboration avec Marie-Christine. À quoi s’ajoute la direction de trois numéros fondamentaux consacrés, respectivement à la lecture, à la littératie de Jack Goody et à l’anthropologie de la littérature. La collection complète est aujourd’hui disponible sur Persée et Revue.Org.
Je retiens, en particulier, et pour ne prendre qu’un exemple, « Habitat vertical et habitus lectural », no 52, décembre 1986. L’article rend compte des pratiques d’acculturation à la lecture avec des collégiens massivement d’origine populaire. Il le fait avec toute la minutie du compte rendu et l’étayage théorique, à la fois sociologique et didactique. Comme beaucoup de membres du collectif de Pratiques, Jean-Marie, au cours de ces trente années, a évolué sur le plan de sa carrière. Il est passé du statut d’enseignant du secondaire, à la fois praticien et théoricien, à celui d’universitaire, en particulier fondateur d’un paradigme théorique (l’ethno‑critique). C’est celui que nous célébrons aujourd’hui. Cela s’est fait par étapes. D’une première période, alors qu’il enseigne en collèges, on lui doit, pour l’essentiel, une réflexion sur les différents usages de la lecture et sur les médiations pédagogiques susceptible de favoriser un habitus lectoral. Il le fait à partir de ses expériences menées en classe et en fonction de sa connaissance des sociologues de la lecture. Sa posture est pour une part critique : il ne manque jamais de dénoncer le statut du livre, du lecteur et de la lecture dans les Textes Officiels, l’usage bureaucratique de la fiche de lecture dans les manuels, l’absence de médiations culturelles au niveau du lycée, etc. Sa posture est surtout propositionnelle, en particulier quand il produit une lecture ethnocritique d’Angèle de Pascal Mérigeau (nouvelle que nous fait découvrir Yves Reuter). Je pense aussi à son étude de Boule de Suif, travail mené avec des élèves de collège. Avec cet article, Jean-Marie est entré dans sa phase de recherche-action au sens où il ne s’agit plus de rendre compte de ses propres expériences mais de modéliser, avec l’appui d’un enseignant dans une classe de 3e, une posture interprétative. On voit bien, dans cet article de 1997, qu’il ne s’agit pas simplement d’appliquer ses recherches théoriques en matière d’ethnocritique mais d’initier les élèves, par le biais de l’ethnocritique, à une posture interprétative. C’est cela la didactique bien pensée.
S’il fallait faire un bilan de l’apport de Jean-Marie à la didactique du français, au cours de cette première période, je dirais qu’il est d’ordre socio-didactique pour la part médiation culturelle et ethno-didactique en matière de développement d’un comportement de lecteur.
En 1991, Jean-Marie est recruté comme Maître de conférences à l’IUFM de Lorraine et en 1995 comme Professeur à l’université Paul Verlaine de Metz. Il faut dire qu’il aura fallu mener de sérieux combats pour recruter Jean-Marie et Marie-Christine à Metz, car leurs travaux étaient à bien des égards assez peu orthodoxes par rapport à la doxa universitaire de l’époque. Mais c’était un pari gagnant car ils font système tous les deux et on mesure leur apport, sur le plan tant intellectuel qu’humain. Je ne peux donc que me réjouir de l’avoir fait, avec la complicité de Marcelline Laparra et du directeur de l’IUFM de l’époque (Jean-Marc Gebler) dont je salue la mémoire.
Jean-Marie entame alors une seconde période qui a eu une influence indéniable sur le type d’article qu’il a écrits dans Pratiques. Il va progressivement prendre de la distance avec sa première vie professionnelle dans la mesure où il ne rendra plus compte d’expérimentations menées dans ses classes mais adoptera une posture de chercheur anthropologue dont les travaux ont des retombées didactiques indéniables. Je fais allusion à toutes ses recherches consacrées à la littératie et à ses études ethnocritiques qu’il publie sous la forme de nombreux articles et dont les didacticiens s’approprient pour renouveler, outre l’enseignement‑apprentissage de la lecture interprétative, celui de l’écriture. À quoi s’ajoutent ses travaux en cours sur l’oralité qui ont fait l’objet d’articles et du numéro 183/184 de Pratiques. Durant cette même période, Jean-Marie et Marie-Christine ont assumé le rôle de formateurs, assurant, entre autres, la formation des enseignants dans le canton de Genève. Pour m’en tenir au seul plan de la recherche, je peux témoigner en tant que directeur du CELTED, de l’apport de Jean-Marie :
- direction de la collection « Recherches Textuelles »;
- colloques qu’il a organisés ou ceux que nous avons co-organisés et qui ont fait l’objet de publications (La scolarisation de la littérature de jeunesse, Histoire de l’enseignement du français et textes officiels);
- séminaires que nous avons co-organisés (Les voix du peuple et leurs fictions) sans parler des autres séminaires qu’il a dirigés et le fait encore.
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J’en profite pour dire à Jean-Marie combien j’ai de l’estime pour lui et bien de l’admiration pour ses capacités de chercheur, son sens des responsabilités (à Pratiques comme au CELTED puis au CREM), son érudition, son inventivité conceptuelle et lexicale, sa volonté de partager ses connaissances. J’ajoute son sens du devoir qui fait que l’on peut toujours compter sur lui, mais aussi conter sinon raconter mais voilà que je me mets à faire du Privat et il est temps que je m’arrête. Simplement Jean-Marie, ce sera mon dernier mot, après toutes ces années de cheminement commun, tu es plus qu’un collègue, un véritable ami et je te remercie, au nom de tous, d’avoir su faire rayonner au niveau national et international notre secteur de recherche.
Petitjean, André, « Jean-Marie Privat et la revue “Pratiques” », dans V. Cnockaert, M. Scarpa et M.‑C. Vinson (dir.), L'ethnocritique en mouvement. Trente ans de recherches avec Jean‑Marie Privat, février 2021, en ligne sur le site Ethnocritique : http://www.ethnocritique.com/fr/node/217/.