Récits, récits ! Prête-moi l’oreille, que j’en dise1 !
(Bâ, 1974)
Tibili, le petit garçon qui ne voulait pas aller à l’école (Léonard, 19922) appartient au corpus de la littérature de jeunesse contemporaine3. L’histoire racontée par un narrateur omniscient est celle d’un petit garçon noir de 6 ans qui passe ses journées à rire, à pêcher et à courir. Un jour, sa maman lui apprend qu’il doit aller à l’école. Tibili cherche alors tous les moyens d’y échapper. Mais il finira par être convaincu des bienfaits de la lecture et, à la dernière page, il attend avec impatience la rentrée des classes !
Le texte de cet album est accompagné d’illustrations. Elles sont nombreuses, très colorées et elles rythment la progression ; que ce soit dans le format de poche (Mango Poche) ou dans le grand format (Magnard Jeunesse), chaque fragment écrit est redoublé par une image qui peut occuper une partie ou la totalité de la page.
Si cet album a retenu notre attention, c’est qu’il met en scène, à sa manière, le conflit entre culture orale et culture écrite et plus particulièrement l’intrusion de l’écrit dans le monde de l’oralité. Fréquemment utilisé dans les classes de cours préparatoire pour l’apprentissage de la lecture, cet ouvrage fait partie de la bibliothèque active d’un jeune lecteur ou d’une jeune lectrice d’aujourd’hui. C’est donc la façon de raconter à de jeunes enfants l’abandon de l’oralité originelle et la nécessaire acceptation personnelle de la légitimité de l’écrit et de son apprentissage que nous voudrions interroger en analysant ce support.
Les trois quarts du livre (de la page 3 à la page 38 dans la version Mango Poche) sont consacrés à dépeindre la vie idyllique du jeune héros. Le temps de l’enfance est celui du bonheur en continu. Au fil des pages se construit un argumentaire hostile à la fréquentation de l’école doublé d’un plaidoyer en faveur du monde dans lequel évolue le personnage principal. À la fois culture pour enfant et enfance de la culture, le monde de Tibili est un monde sans écrit, tourné tout entier vers l’oralité. Examinons les stratégies utilisées pour faire de l’oralité un univers enchanté.
Une première stratégie porte sur le choix du héros et sur son environnement culturel. Il s’agit d’un enfant noir qu’une allusion aux Peuhls et à leur activité d’éleveurs semi-nomades permet de situer en Afrique occidentale4. Prendre l’exemple d’un enfant africain, c’est délibérément opter pour une réserve d’altérité en liaison avec un ailleurs exotique. Ce lointain géographique et culturel (pour un lecteur français ou une lectrice française) facilite l’émergence d’un monde quasi intemporel où l’oralité première pourrait s’exercer en toute félicité.
L’ouvrage s’ouvre sur le portrait de Tibili. Sa gaieté et son activité sont d’emblée mises en avant. Le texte nous dit que, la nuit, il tombe de sommeil « tellement il court et joue toute la journée » (Léonard, 1992 : 4) et, en regard, l’image nous montre le personnage profondément endormi, la tête posée sur un oreiller d’un rouge éclatant qui se détache sur le fond noir de la nuit étoilée. L’illustration suivante n’est pas une simple reprise du texte, elle ajoute un surcroît d’information : Tibili pédale avec entrain, sans doute comme aime à le faire le lectorat visé par le texte. Cette description sympathique insiste également sur le caractère serviable et fraternel de l’enfant, qui ne rechigne pas à réaliser « les petites tresses de sa sœur Kablé parce que ses petits doigts sont très habiles » (9).
Ce portrait en actions est brutalement interrompu par la mère du jeune enfant qui vient lui apprendre qu’il ira « à l’école à la prochaine rentrée des classes » (10). À 6 ans, Tibili doit franchir une étape dans le parcours de socialisation et s’acculturer aux pratiques scolaires. Cette nouvelle provoque une crise qui se traduit par le rejet immédiat de l’école et par la valorisation des pratiques sociales et familiales de référence.
Les verbes qui commencent les phrases – « Il ne veut pas », « Il préfère » – ne laissent aucune ambiguïté quant à l’axiologie des choix culturels et la dévalorisation des pratiques scolaires du point de vue du petit indigène. La salle de classe est une prison, le tableau est triste. Aussi la conséquence ne manque-t-elle pas d’arriver et d’éclater sur la page suivante en grosses lettres noires : « Tibili n’a pas besoin de savoir lire et de savoir écrire » (14) les signes graphiques. Dans un enchantement de couleurs et de mots se trouve célébrée la « parole du monde5 » que le grand-père et la tradition orale6 ont appris à entendre. En effet, lire le ciel « où le soleil chante le jour et où la lune danse la nuit », lire « la terre rouge de la piste où mille bêtes de toutes les couleurs vont et viennent dans tous les sens » (16) demande au jeune héros de se mettre à l’écoute de son environnement, des éléments du monde qui l’entoure.
La rêverie pratiquée sur la plage, un espace sans limites, devient une activité intellectuelle sinon cognitive hautement privilégiée. Du coup, l’addition posée sur le tableau noir à la page précédente dénonce l’abstraction des chiffres et l’inanité des activités de raisonnement. En effet, rêver permet d’accomplir des exploits de Robinson tous plus exaltants les uns que les autres : pêcher le barracuda, enfourcher une gazelle en pleine course, se balancer avec les singes, suspendu aux lianes de la forêt.
Dans ce début d’album, paradoxalement, la graphie elle-même tente de renouer avec le monde de l’oralité. Sur les pages où s’étale le texte, les lettres s’agrandissent et miment le cri de refus du héros. La mise en page travaille les mots, qui ne sont pas disposés en lignes mais en colonnes :
Tibili
ne
veut
pas
aller
à
l’école. (8)
L’écrit s’étire de façon à n’occuper qu’un minimum d’espace, laissant la place au blanc et au dessin. Les mots parfois se répètent (« triste, triste », 13) comme une sorte d’incantation proférée pour éloigner le malheur de la scolarisation ! Plus loin, des lettres italiques encadrées par des parenthèses s’insinuent dans le texte pour faire entendre la voix du protagoniste à propos d’un barracuda « gros comme ça » (18, l’auteur souligne). Cette expression orale et familière, à valeur déictique, désigne l’objet du référent de la communication comme si les interlocuteurs le voyaient, comme s’ils assistaient à l’échange, physiquement présents.
Bien évidemment, Tibili est un récit écrit, mais raconté dans des formes génériques assez précisément identifiables, le conte et la fable. Il s’agit de deux types de fiction inséparables qui, comme le dit Marc Soriano, sont « deux formes d’art spécifiques qui viennent d’un lointain passé et qui ont un mode d’existence essentiellement oral » (1997 : 284-285), tout au moins dans un premier temps. Le recours au conte et à la fable suscite donc tout un réseau de connotations d’oralité, de sorte que, même si cette histoire figure dans un livre, son appartenance générique l’inscrit dans une filiation qui la rattache à la grande famille des histoires dites, transmises oralement.
L’écrit est bref, la narration se déroule à la troisième personne. Le récit est raconté au présent : ce présent rend l’enfant qui lit contemporain des faits qui lui sont rapportés, mais il inscrit aussi les événements dans une temporalité qui s’étire, qui acquiert une sorte de valeur générale à l’instar de la fable.
Le bestiaire convoqué est celui que l’on trouve dans les contes africains de la tradition orale. Ainsi le lézard, la chauve-souris, l’araignée sont très présents dans de nombreux récits collectés7. Et c’est en quelque sorte la voix de la tradition qui vient à la rescousse du gentil Tibili. Effectivement, la présence dans le conte d’animaux, témoins vigilants, conseilleurs attentionnés, est un motif discursif d’oralité. Bernadette Bricout rappelle que dans les versions orales du « Petit Chaperon rouge », des corbeaux, un rouge-gorge ou encore un petit chat avertissent l’héroïne de ce qu’elle est en train de faire : « Pue, salope qui mange la chair de sa mère-grand. » (2005 : 94) Échappés de ce temps mythique où les bêtes parlaient, des animaux soutiennent donc ici notre héros dans sa résistance à la littératie.
Un joyeux relativisme culturel tente ainsi de décrire une culture autre, la culture africaine orale, dans laquelle s’ébroue comme un poisson dans l’eau l’heureux Tibili. Et, au fil des pages, s’élabore tout un système de valeurs qui convoque dans un même mouvement le cosmos, la fantaisie et la passion, les solidarités communautaires et le monde concret. Malgré un contexte historique qui situe l’histoire de Tibili dans la période contemporaine, le monde de l’oral dans lequel évolue le personnage est tenu à l’écart de tout métissage culturel. Les phénomènes d’acculturation et de contre-acculturation y paraissent totalement inexistants. Toute intrusion d’élément culturel extérieur entraînerait l’élimination des traditions indigènes et laisserait le sujet totalement dépossédé, inconsolable devant la perte subie. C’est bien ce type de rhétorique que développe l’album dans un premier temps. Ainsi, on peut lire par exemple à la page 21 : « Tibili ne veut pas non plus abandonner son beau pagne rouge comme un flamboyant, pour revêtir un uniforme d’une couleur si terne, que s’il s’étendait sur la plage, on pourrait le confondre avec du sable et lui marcher dessus. » Le dessin qui, sur la page de droite, illustre ce texte met en image le processus d’assimilation qu’engendre l’adoption des éléments de la culture scolaire : la disparition du « pagne rouge comme un flamboyant » au profit de « l’uniforme si terne » marque la soumission aux valeurs « étrangères » et entraîne la dissolution de l’identité ethnique. Avec son uniforme sans couleurs, allongé sur la plage, Tibili ne serait plus qu’un grain de sable parmi d’autres et se ferait marcher dessus ! Aussi pour échapper à cette désintégration culturelle faut-il rester dans le monde enchanté de l’oralité, où les individus s’épanouissent dans la joie et la liberté.
Cela suppose donc que le monde culturel et oral de Tibili soit présenté comme une sorte « d’altérité pure » (Grignon et Passeron, 1989 : 20) qui ne tienne pas compte des rapports inégaux engendrés par le colonialisme ou par la culture englobante moderne. Ce qui fait glisser assez facilement la description vers un certain populisme. En effet, le regard porté sur cette « aimable diversité des êtres et des pays » (21) s’affiche délibérément bienveillant et intéressé, prenant le contre-pied d’une attitude misérabiliste, indifférente, méprisante, voire hostile à l’égard des « superstitions » et autres « aberrations » morales ou intellectuelles des « primitifs ». Pour mettre en scène cette vision, le narrateur/auteur utilise des stratégies de valorisation qui renvoient à des modèles idéologiques que l’ethnologue peut identifier. Marcel Maget, par exemple, montre les motivations qui sont à l’œuvre dans l’intérêt croissant porté par les sociétés industrielles aux cultures et traditions populaires dans le domaine européen certes, mais tout en signalant qu’elles « sont universelles ou susceptibles de le devenir » (1968 : 1276). Il dégage un système de valorisation tripartite qui rend compte, de façon éclairante, de la structuration du point de vue dans notre album. En effet, pour dire l’attrait de l’oralité, le monde de Tibili reçoit une valorisation esthétique que l’image assume pour partie avec le chatoiement des couleurs qu’elle propose et que la référence à l’univers du conte complète en mettant en scène un bestiaire représentatif. La valorisation esthétique se double d’une valorisation éthique. Les plaisirs du jeu, la spontanéité du rire, la pureté du rêve qui fait imaginer des activités naturelles, c’est-à-dire proches de la nature, contribuent à magnifier la qualité des mœurs et la façon de vivre de Tibili. Enfin, une valorisation de type cosmologique poétise les savoirs construits par l’observation du ciel, des astres, de la faune et, implicitement, les présente comme des trésors de sagesse.
Il faut moins de 10 pages sur 47 dans la version Mango Poche pour que Tibili change d’opinion et décide d’apprendre à lire. Ce revirement brutal contraste avec le déploiement d’arguments développés par les 40 pages précédentes et les efforts entrepris par le héros pour échapper à la contrainte scolaire et glorifier la culture orale d’une Afrique qui semble devenue une Afrique « fantôme » (Leiris, 1993).
Mais, à y regarder de plus près, cette lecture émerveillée d’une « négritude » sans conflit est partiale et partielle8. En fait, elle utilise un discours ethnocentrique qui retrouve des formulations attendues : celles qui renvoient l’enfant noir à la « nature », au « local », à « la spontanéité »9. La description d’ouverture du gentil Tibili est faite du point de vue d’un humanisme néo-colonial et l’on peut parler de véritable ethnotype à l’usage des Blancs ! Comme son ancêtre ornant les boîtes de cacao, il rit du matin au soir. Il court et joue toute la journée et tel un petit animal, il ne s’arrête que pour manger. Quant à son nom, « Tibili », il est une sorte de métonymie expressive du parler « petit nègre » qui porte en lui-même la résolution au problème posé par une partie du titre « le petit garçon qui ne voulait pas aller à l’école », car, à la fin de l’histoire, le petit lit, bien sûr !
Désenchantée aussi la prestation des animaux sollicités pour aider le héros à échapper à l’alphabétisation. Ils proposent tous des réponses bien simplistes à la question fatidique : « Peux-tu me dire ce qu’il faut que je fasse pour ne pas aller à l’école ? » (Léonard, 1992 : 26) Pi-ou, le lézard, indique à Tibili qu’il pourrait se cacher dans le trou du fromager. Si l’arbre a une taille importante (« Le creux est assez vaste pour que tu y sois à l’aise » [29]), il a perdu l’imposante majesté et la force magique de l’énorme fromager sous lequel chaque année s’accomplit l’initiation, comme le raconte Camara Laye dans L’Enfant noir (2006 : 108-109). Et notre Tibili, à juste titre, n’est pas véritablement convaincu : « [I]l y restera bien un moment… mais pas tous les jours ! » (Léonard, 1992 : 29) Koumi, la chauve-souris, n’a pas de solution plus efficace à suggérer : « Quand viendra le jour d’aller à l’école, tu te coucheras, tu te plaindras en disant que tu as mal au ventre. » (30) En tout logique, « Tibili pense qu’il ne pourra jamais faire semblant d’avoir mal au ventre tous les jours. Et puis il n’aime pas mentir à sa maman. » (31) La lecture du ciel et de la piste rouge qui semblait si prometteuse au début de l’album tourne court. Les personnages animaux si inventifs, si pleins d’astuces dans les contes oraux, n’ont plus rien à dire !
Le désenchantement est donc déjà présent, de façon plus ou moins évidente, dans les pages inaugurales des temps heureux de l’oralité. Mais l’écrit va imposer brutalement sa loi quand l’araignée Crope suggère au jeune héros que la réponse à la question qu’il pose se trouve dans le coffre du savoir. Une plaque qu’il faut lire protège l’accès à ce coffre et donne la marche à suivre pour pouvoir l’ouvrir. Savoir et littératie sont présentés comme intrinsèquement liés et l’approche de l’un ne va pas sans la compétence de l’autre. Du même coup se trouve disqualifié et réduit à néant l’apport de la culture orale. Tibili ne peut plus dire, à l’instar du jeune Tiôlel, le héros de L’Éclat de la grande étoile (Bâ, 1974) qui cherche à déchiffrer le ciel :
Cette nuit est telle une fête heureuse
où le bienheureux s’ouvre comme une amphore,
s’en emplit, en regorge, obtenant science et succès.
Père, laisse mon cœur devenir jarre au long col.
Il ne peut plus entendre la réponse du père :
Reviens et moi je te dirai une histoire merveilleuse,
un récit plus suave que tous les autres,
qui te plaira beaucoup, ensuite t’éveillera
et déversera en toi des savoirs véridiques. (29-31)
Ce n’est plus le récit initiatique qui détient le savoir, ce ne sont plus les pères qui le transmettent en accompagnant sa découverte et son appropriation. Le narrateur légitimiste qui mène le texte s’attarde sur la culture orale non pour en donner à comprendre l’altérité culturelle, mais pour lui imposer la violence symbolique d’une folklorisation10. En fin de compte, la culture orale présentée comme l’enfance de la culture est reléguée au rang de culture pour l’enfance dont il faut arriver à se dégager.
C’est Kut-Kut, la pintade, qui joue le rôle de révélateur. En tant qu’élément du bestiaire, elle occupe sa fonction générique de « témoin vigilant ». Et elle est la seule, parmi les animaux convoqués, à donner une réponse appropriée à la question posée. À Tibili qui « cherche à ouvrir le coffret du savoir » (Léonard, 1992 : 38), elle indique : « C’est bien simple, tu n’as qu’à lire la plaque qui se trouve sous le coffret. C’est tout expliqué. » (38) Mais il se trouve que la faisabilité de la solution proposée passe par la littératie. Le personnage de la pintade, bien qu’appartenant lui aussi au corpus des contes oraux, se désolidarise de l’oralité et fait basculer dans la maîtrise de l’écrit, tout au moins dans la révélation de son manque. C’est pourquoi lors de son entrée dans le récit, le personnage reçoit, avant son nom (Kut-Kut) et sa catégorie (pintade), le syntagme « son ennemie » (38) comme premier désignateur ! Effectivement, après avoir renversé le coffret, Tibili démuni reste désemparé.
L’album construit, par le biais d’un chiasme, un système de renvois qui orchestre le croisement des valeurs entre oral et écrit. Au début de l’histoire, Tibili est « triste, triste comme les buffles maigres que les Peuhls mènent aux champs » (22) parce qu’il ne veut pas aller à l’école ; à la fin, il « baisse tristement la tête et ne dit rien » (40), car il ne peut pas déchiffrer le texte qui lui permettrait de s’approprier le contenu du coffret. Au pressant « Alors ? » de la pintade, le jeune garçon, que l’illustration montre dépouillé de sa superbe, honteux, est contraint de répondre : « Je ne sais pas lire. » (40) Et cette fois, cet aveu d’impuissance fait écho au triomphant « Tibili n’a pas besoin de savoir lire ni de savoir écrire » (14) du début.
Les choses n’en restent pas là. Les pintades orchestrent une stigmatisation violente du petit analphabète. Kut-Kut reprend l’aveu sous forme de fausse question disqualifiante : « Tu ne sais pas lire ? » (40) Elle se moque ensuite en riant et le recours aux majuscules donne aux lettres une visibilité accrue que vient renforcer le point d’exclamation : « AH ! AH ! AH ! » (40). Puis, suprême humiliation, l’aveu confidentiel devient public : de « tu », on passe à « il », et des minuscules, aux majuscules : « IL NE SAIT PAS LIRE » (40). Les autres pintades ainsi que l’écho répètent la même phrase qui se trouve réécrite trois fois. Les lignes se succèdent un peu comme dans une punition où le coupable doit recopier le motif de son forfait pour être convaincu de sa gravité. Le jeu typographique fait de cette page une véritable page d’écriture !
L’écrit a gagné et le monde de l’oralité, comme nous venons de le voir, est dévalorisé de façon définitive.
Un retour rétrospectif aux pages consacrées au monde de l’oralité montre que certains traits de la « raison graphique » (Goody, 1997) y sont déjà présents et que, d’une certaine manière, ils en amorcent la « littératisation ». Deux illustrations sont intéressantes à analyser à ce propos. La première image représente le support sur lequel Tibili accepte de lire, la terre rouge de la piste (Léonard, 1992 : 17). La page est présentée comme celle d’un cahier d’écolier. Trois lignes horizontales et parallèles structurent l’espace, leur tracé est presque parfaitement droit. Sur ces lignes posées telles des lettres figurent des animaux joueurs qui, comme le dit le texte, « vont et viennent dans tous les sens » (17). Ils sont rangés de façon linéaire, mais l’orientation de leurs déplacements (gauche®droite/droite®gauche) n’est pas codifiée et reste hétéroclite. La deuxième image illustre le temps qui passe : « Les lunes succèdent aux lunes et la rentrée des classes approche. » (25) Les lunes sont enfermées dans un tableau qui ressemble à s’y méprendre aux quadrillages d’un emploi du temps. L’opération graphique de la mise en tableau fait appel à une disposition spatiale fortement délimitée, facilite les rangements en lunes croissantes et lunes décroissantes, rend visibles de façon concomitante les différents états de l’astre et met en valeur l’aspect systémique du cycle lunaire.
La réglure et le tableau plient le monde à l’ordre graphique : régler la terre comme une feuille de papier, ranger les lunes dans des cases sont autant d’opérations qui permettent de réorganiser les éléments au travers de catégories en les faisant apparaître dans des contextes différents et très abstraits.
À la fin de l’album, au moment où l’écrit s’impose comme seule possibilité de conquérir le savoir, l’illustration reprend le procédé en l’amplifiant. Les pintades, tel un chœur antique, fustigent le héros qui ne sait pas lire. L’image, qui s’étale sur une double page dans la version Mango Poche, les montre rangées sur deux branches horizontales. Mais la rectitude presque parfaite de ces branches et l’absence de tout rejeton évoquent les lignes tracées sur une feuille de papier. Les pintades, identiques par leur forme et leur couleur, se succèdent dans l’harmonie d’un calibrage presque parfait, comme si une jeune écolière ou un jeune écolier appliqué avait réalisé un exercice très normé de calligraphie.
Page d’écriture du côté du texte où les lignes se répètent à la manière d’un pensum11, exercice de calligraphie du côté de l’image où le dessin « mime » l’apprentissage du geste graphique : la littératie est manifestement dominante. Et la fin de l’histoire le donne bien à comprendre d’ailleurs :
Tibili replace le coffret dans sa cachette, le recouvre de terre, replace la pierre rouge et s’en va. Lorsqu’il est hors de vue des pintades, il prend ses jambes à son cou, regagne sa case et dit à sa maman :
- Est-ce bientôt la rentrée des classes ? (46)
Ce revirement final découle de l’humiliation subie par le héros après sa rencontre avec les pintades. Ces dernières le conduisent à modifier son rapport à l’école et à la culture écrite. En « naturalisant » la pratique de la lecture – les animaux eux-mêmes connaissent les pouvoirs de l’écrit ! –, elles lui donnent une évidence qui la rend incontournable et pratiquement inattaquable. À partir de là, Tibili ne se révolte plus, un profond sentiment d’infériorité l’envahit, ce qui a pour effet de susciter son adhésion à l’école et sa croyance en la supériorité indiscutable de l’écrit. L’efficacité de cette forme de manipulation repose sur la complicité du personnage lui-même, qui va jusqu’à oublier les enchantements du monde oral qu’il a pourtant énergiquement défendus. Douce par opposition à la force physique, la domination qui s’exerce ici n’en est pas moins une véritable violence. Parce qu’elle est méconnue, non perçue, cette violence relève de la violence symbolique12. Si le jeune héros pense s’être auto-convaincu (il attend avec impatience la rentrée des classes), il a véritablement été contraint d’inverser son système de valeurs : reconnaissance de la légitimité de la culture écrite et son corollaire, dévalorisation de la culture orale.
Cette inversion des valeurs entre oral et écrit n’est pas sans effet. Elle entraîne le passage d’un ensemble de catégories à un autre. La fantaisie, la passion sont abandonnées au profit du sérieux, de la raison ; le cosmos est remplacé par le logos, la nature par la culture. Si le savoir est dans un coffret, tout ce qui est hors du coffret n’est donc pas du savoir et ne peut maintenir l’individu que dans l’ignorance. Et comme la lecture est la clé qui donne l’accès au coffret, l’analphabétisme est le signe et même le synonyme de l’ignorance.
Ce cadre binaire instaure un Grand Partage dont les catégories s’enracinent dans l’opposition Nous/Eux, c’est-à-dire les « civilisés » et les « primitifs » (Goody, 1997 : 35 et suivantes). Ici, la dimension ethnocentrique de ce partage est sans ambiguïté, car l’album passe d’un relativisme culturel et même d’un certain populisme culturel à l’égard du monde heureux de l’oralité au légitimisme indiscutable d’une littératie totalitaire. Le reniement brutal de ce qui avait été valorisé semble d’autant plus facile qu’il s’agissait d’une culture dominée, réservoir d’exotisme à l’usage des enfants des « civilisés ». La figure du bon sauvage qu’incarne notre jeune héros se révèle être un excellent exemple de nature à éduquer. L’instrumentalisation de l’enfant noir est efficace, car Tibili est un enfant plus enfant que les autres. En effet, comme chacun sait, tous les Noirs sont de grands enfants13 ! Tout cela contribue à faire de l’écrit et du livre la norme cognitive et de l’école, le lieu dans lequel « Nos » enfants doivent être convaincus de leur suprématie. En allant chercher les enfants « des Autres », le message est renforcé : il gagne en universalité.
Tibili raconte l’histoire d’un passage qui va de l’oralité à la littératie. Et cette histoire est emblématique du parcours que doivent faire tous les enfants des sociétés fortement scolarisées et alphabétisées. Arnold van Gennep rappelle que les rites de passage sont « ceux qui accompagnent tout changement de place, d’état, de situation sociale et d’âge » (1991 : 25). Dans Tibili, il s’agit d’un rite de première fois, la première rentrée scolaire. Et le changement dont il est question porte sur le passage de la petite enfance analphabète toute dominée par l’oralité à l’enfance alphabétisée par l’école. C’est donc un moment fort qui ponctue la vie d’un individu, c’est aussi un moment difficile, car l’injonction maternelle d’aller à l’école fait irruption dans le déroulement réglé de l’existence heureuse du héros14. Il ne semble pas inintéressant de voir si l’album envisage ce passage comme un rite au plein sens du terme et surtout quelle transposition littéraire il en donne.
La modélisation désormais classique que Van Gennep propose dans Les Rites de passage (14) ramène l’infinité des pratiques ritiques à une séquence ternaire bien connue : la phase de séparation/la phase de marge/la phase de ré-agrégation. Ce modèle formel nous permet-il de lire Tibili comme un rite d’entrée ?
Dans un premier temps, les novices doivent se séparer de leur milieu antérieur. De la même manière, Tibili doit faire le deuil du monde de son grand-père, des rêveries sur la plage, des jeux de l’enfance. Du jour au lendemain, il doit accepter de se couper de l’univers dans lequel il s’épanouissait, d’abandonner une vision du monde, une cosmologie15. La séparation est clairement explicitée, mais elle est aussi fortement repoussée par le héros, qui résiste. Pourtant, la parole de la mère une fois proférée, la vie de Tibili est irrémédiablement coupée en deux, le continuum est brisé, « le pays rhétorique16 » du héros reçoit une frontière et l’injonction de la franchir.
L’album aborde ensuite l’entre-deux, la période de marge ou de « liminalité ». Tibili ne veut pas franchir le seuil : il voudrait pouvoir rebrousser chemin, revenir en arrière et retrouver la félicité perdue. Il voudrait ne pas aller à l’école et ignorer la littératie. Mais, dans nos sociétés, il n’existe pas de possibilité d’échapper à un destin littératien. Pour en convaincre Tibili et le ou la jeune destinataire, le temps de la marge occupe la majorité de l’album. Ce choix narratif permet de multiplier les tentatives infructueuses, qui sont autant d’épreuves que le héros va devoir traverser seul. Il ne peut compter ni sur Pi-ou, ni sur Koumi. Il est d’ailleurs contraint à dénoncer les solutions puériles et irréalistes que ces animaux proposent. Même Crope, « qui sait tout » (Léonard, 1992 : 38), et le « coffret du savoir », qui contient tout ce que l’on cherche, ne sont d’aucun secours. En effet, une fois le coffret dégagé, la tentative pour l’ouvrir est « sans succès » (37). Rendu vulnérable par les déceptions qu’il vient d’éprouver, dépossédé de ses certitudes, Tibili est extrêmement fragilisé. Ce sont les pintades qui vont exercer la véritable fonction de passeuses. Convaincues de la supériorité de l’écrit, elles accompagnent efficacement le changement d’état du héros. Pour ouvrir le coffret, elles donnent une marche à suivre « bien simple » où il suffit de « lire la plaque qui se trouve sous le coffret. C’est tout expliqué. » (38) Mais elles ne signalent pas seulement le rôle prépondérant de l’écrit. En imposant brimades et humiliations, en ridiculisant l’enfant, en le réduisant au silence, elles font alors « mourir » symboliquement Tibili, le détachant du monde de l’oralité pour le faire renaître à la littératie, l’amenant à considérer ce changement de statut comme une « élévation ».
La ré-agrégation est esquissée dans les deux dernières pages. L’album se termine sur le désir clairement exprimé d’aller à l’école : « Est-ce bientôt la rentrée des classes ? » (46) L’adverbe de temps « bientôt » indique que notre héros toujours sur le seuil ne regarde plus derrière lui mais devant lui et qu’il s’apprête à franchir le pas. La dernière illustration montre Tibili, debout devant sa maman, s’informant sur la prochaine rentrée des classes. C’est la première fois que l’on voit un adulte présent dans une image. Cette présence marque la volonté du héros d’intégrer la société des « grands » qui maîtrisent l’écrit. Il a une mine réjouie et le sourire qui avait quitté son visage dès les premières pages, à l’annonce de son envoi à l’école, est enfin de retour. Il ne semble éprouver aucun regret pour les savoirs transmis par son grand-père. Ce dernier faisait jeu égal avec la mère, au début de l’album : il représentait la culture orale face à la littératie. Dans les pages finales, il disparaît, comme s’il n’avait jamais existé !
Le rite est seulement en voie d’accomplissement, car Tibili n’est pas montré à l’école en train d’accomplir son travail d’élève. Tout l’enjeu du dispositif est là. C’est à l’enfant destinataire de l’album de prendre le relais. En apprenant à lire et à écrire avec Tibili devenu méthode de lecture17, il accomplit la phase d’agrégation. Le rite peut alors exercer ses pouvoirs d’institution et sa magie performative en toute efficacité, transformant le jeune destinataire en lecteur ou la jeune destinataire en lectrice.
L’histoire de Tibili renoue d’une certaine manière avec le thème de « l’enfant mis aux écoles ». Ce thème est connu du folklore et de la littérature européenne18. Bien évidemment, il a reçu des orientations axiologiques diverses selon les époques où on le rencontre. Il peut, comme dans certaines farces médiévales, mettre en scène un garçon niais et présomptueux incapable d’apprendre les rudiments du savoir et un maître d’école cupide et ignorant dont l’enseignement n’a pas grande valeur et peut même être nuisible. La mère de l’élève est souvent une paysanne pleine de bon sens. Si elle admire les connaissances de son enfant, elle n’est pas dupe et ne se fait pas d’illusion sur sa valeur humaine. Aussi essaie-t-elle de le guérir de sa folie. Le latin « de cuisine » utilisé pour se moquer de l’école est une façon, pour les clercs, auteurs de cette littérature, de dissuader les paysans d’accéder à la culture écrite. Leur place est dans l’oralité, la littératie étant l’apanage des gens de pouvoir.
Avec Tibili, le petit garçon qui ne voulait pas aller à l’école, ce qui est montré, c’est l’hégémonie de la littératie. Refoulée aux marges de l’enfance, l’oralité a été folklorisée et infantilisée. Elle n’est tolérée que pour être dépassée, abandonnée. En effet, l’écrit doit s’imposer comme la seule façon possible d’accéder aux savoirs sur le monde, c’est-à-dire de grandir et d’appartenir pleinement à la société humaine.
Mais dans ces conditions, que devient « la clairière des conteurs au milieu de la forêt où brûle un grand feu et où les anciens chamans dansent en chantant » (Lessing, 2007 : n.p.) ? Ainsi que le dit Doris Lessing, « notre patrimoine d’histoires est né dans le feu, la magie, le monde des esprits. Et c’est encore là qu’il est conservé aujourd’hui. » Alors peut-on oublier qu’il « doit exister une relation intime avec les bibliothèques, les livres, la Tradition » ? Et ne faudrait-il pas plutôt raconter aux enfants des histoires qui accordent autant d’importance aux clairières de l’oralité qu’aux bibliothèques de la littératie ?
Récits, récits ! Prête-moi l’oreille, que j’en dise1 !
(Bâ, 1974)
Tibili, le petit garçon qui ne voulait pas aller à l’école (Léonard, 19922) appartient au corpus de la littérature de jeunesse contemporaine3. L’histoire racontée par un narrateur omniscient est celle d’un petit garçon noir de 6 ans qui passe ses journées à rire, à pêcher et à courir. Un jour, sa maman lui apprend qu’il doit aller à l’école. Tibili cherche alors tous les moyens d’y échapper. Mais il finira par être convaincu des bienfaits de la lecture et, à la dernière page, il attend avec impatience la rentrée des classes !
Le texte de cet album est accompagné d’illustrations. Elles sont nombreuses, très colorées et elles rythment la progression ; que ce soit dans le format de poche (Mango Poche) ou dans le grand format (Magnard Jeunesse), chaque fragment écrit est redoublé par une image qui peut occuper une partie ou la totalité de la page.
Si cet album a retenu notre attention, c’est qu’il met en scène, à sa manière, le conflit entre culture orale et culture écrite et plus particulièrement l’intrusion de l’écrit dans le monde de l’oralité. Fréquemment utilisé dans les classes de cours préparatoire pour l’apprentissage de la lecture, cet ouvrage fait partie de la bibliothèque active d’un jeune lecteur ou d’une jeune lectrice d’aujourd’hui. C’est donc la façon de raconter à de jeunes enfants l’abandon de l’oralité originelle et la nécessaire acceptation personnelle de la légitimité de l’écrit et de son apprentissage que nous voudrions interroger en analysant ce support.
Les trois quarts du livre (de la page 3 à la page 38 dans la version Mango Poche) sont consacrés à dépeindre la vie idyllique du jeune héros. Le temps de l’enfance est celui du bonheur en continu. Au fil des pages se construit un argumentaire hostile à la fréquentation de l’école doublé d’un plaidoyer en faveur du monde dans lequel évolue le personnage principal. À la fois culture pour enfant et enfance de la culture, le monde de Tibili est un monde sans écrit, tourné tout entier vers l’oralité. Examinons les stratégies utilisées pour faire de l’oralité un univers enchanté.
Une première stratégie porte sur le choix du héros et sur son environnement culturel. Il s’agit d’un enfant noir qu’une allusion aux Peuhls et à leur activité d’éleveurs semi-nomades permet de situer en Afrique occidentale4. Prendre l’exemple d’un enfant africain, c’est délibérément opter pour une réserve d’altérité en liaison avec un ailleurs exotique. Ce lointain géographique et culturel (pour un lecteur français ou une lectrice française) facilite l’émergence d’un monde quasi intemporel où l’oralité première pourrait s’exercer en toute félicité.
L’ouvrage s’ouvre sur le portrait de Tibili. Sa gaieté et son activité sont d’emblée mises en avant. Le texte nous dit que, la nuit, il tombe de sommeil « tellement il court et joue toute la journée » (Léonard, 1992 : 4) et, en regard, l’image nous montre le personnage profondément endormi, la tête posée sur un oreiller d’un rouge éclatant qui se détache sur le fond noir de la nuit étoilée. L’illustration suivante n’est pas une simple reprise du texte, elle ajoute un surcroît d’information : Tibili pédale avec entrain, sans doute comme aime à le faire le lectorat visé par le texte. Cette description sympathique insiste également sur le caractère serviable et fraternel de l’enfant, qui ne rechigne pas à réaliser « les petites tresses de sa sœur Kablé parce que ses petits doigts sont très habiles » (9).
Ce portrait en actions est brutalement interrompu par la mère du jeune enfant qui vient lui apprendre qu’il ira « à l’école à la prochaine rentrée des classes » (10). À 6 ans, Tibili doit franchir une étape dans le parcours de socialisation et s’acculturer aux pratiques scolaires. Cette nouvelle provoque une crise qui se traduit par le rejet immédiat de l’école et par la valorisation des pratiques sociales et familiales de référence.
Les verbes qui commencent les phrases – « Il ne veut pas », « Il préfère » – ne laissent aucune ambiguïté quant à l’axiologie des choix culturels et la dévalorisation des pratiques scolaires du point de vue du petit indigène. La salle de classe est une prison, le tableau est triste. Aussi la conséquence ne manque-t-elle pas d’arriver et d’éclater sur la page suivante en grosses lettres noires : « Tibili n’a pas besoin de savoir lire et de savoir écrire » (14) les signes graphiques. Dans un enchantement de couleurs et de mots se trouve célébrée la « parole du monde5 » que le grand-père et la tradition orale6 ont appris à entendre. En effet, lire le ciel « où le soleil chante le jour et où la lune danse la nuit », lire « la terre rouge de la piste où mille bêtes de toutes les couleurs vont et viennent dans tous les sens » (16) demande au jeune héros de se mettre à l’écoute de son environnement, des éléments du monde qui l’entoure.
La rêverie pratiquée sur la plage, un espace sans limites, devient une activité intellectuelle sinon cognitive hautement privilégiée. Du coup, l’addition posée sur le tableau noir à la page précédente dénonce l’abstraction des chiffres et l’inanité des activités de raisonnement. En effet, rêver permet d’accomplir des exploits de Robinson tous plus exaltants les uns que les autres : pêcher le barracuda, enfourcher une gazelle en pleine course, se balancer avec les singes, suspendu aux lianes de la forêt.
Dans ce début d’album, paradoxalement, la graphie elle-même tente de renouer avec le monde de l’oralité. Sur les pages où s’étale le texte, les lettres s’agrandissent et miment le cri de refus du héros. La mise en page travaille les mots, qui ne sont pas disposés en lignes mais en colonnes :
Tibili
ne
veut
pas
aller
à
l’école. (8)
L’écrit s’étire de façon à n’occuper qu’un minimum d’espace, laissant la place au blanc et au dessin. Les mots parfois se répètent (« triste, triste », 13) comme une sorte d’incantation proférée pour éloigner le malheur de la scolarisation ! Plus loin, des lettres italiques encadrées par des parenthèses s’insinuent dans le texte pour faire entendre la voix du protagoniste à propos d’un barracuda « gros comme ça » (18, l’auteur souligne). Cette expression orale et familière, à valeur déictique, désigne l’objet du référent de la communication comme si les interlocuteurs le voyaient, comme s’ils assistaient à l’échange, physiquement présents.
Bien évidemment, Tibili est un récit écrit, mais raconté dans des formes génériques assez précisément identifiables, le conte et la fable. Il s’agit de deux types de fiction inséparables qui, comme le dit Marc Soriano, sont « deux formes d’art spécifiques qui viennent d’un lointain passé et qui ont un mode d’existence essentiellement oral » (1997 : 284-285), tout au moins dans un premier temps. Le recours au conte et à la fable suscite donc tout un réseau de connotations d’oralité, de sorte que, même si cette histoire figure dans un livre, son appartenance générique l’inscrit dans une filiation qui la rattache à la grande famille des histoires dites, transmises oralement.
L’écrit est bref, la narration se déroule à la troisième personne. Le récit est raconté au présent : ce présent rend l’enfant qui lit contemporain des faits qui lui sont rapportés, mais il inscrit aussi les événements dans une temporalité qui s’étire, qui acquiert une sorte de valeur générale à l’instar de la fable.
Le bestiaire convoqué est celui que l’on trouve dans les contes africains de la tradition orale. Ainsi le lézard, la chauve-souris, l’araignée sont très présents dans de nombreux récits collectés7. Et c’est en quelque sorte la voix de la tradition qui vient à la rescousse du gentil Tibili. Effectivement, la présence dans le conte d’animaux, témoins vigilants, conseilleurs attentionnés, est un motif discursif d’oralité. Bernadette Bricout rappelle que dans les versions orales du « Petit Chaperon rouge », des corbeaux, un rouge-gorge ou encore un petit chat avertissent l’héroïne de ce qu’elle est en train de faire : « Pue, salope qui mange la chair de sa mère-grand. » (2005 : 94) Échappés de ce temps mythique où les bêtes parlaient, des animaux soutiennent donc ici notre héros dans sa résistance à la littératie.
Un joyeux relativisme culturel tente ainsi de décrire une culture autre, la culture africaine orale, dans laquelle s’ébroue comme un poisson dans l’eau l’heureux Tibili. Et, au fil des pages, s’élabore tout un système de valeurs qui convoque dans un même mouvement le cosmos, la fantaisie et la passion, les solidarités communautaires et le monde concret. Malgré un contexte historique qui situe l’histoire de Tibili dans la période contemporaine, le monde de l’oral dans lequel évolue le personnage est tenu à l’écart de tout métissage culturel. Les phénomènes d’acculturation et de contre-acculturation y paraissent totalement inexistants. Toute intrusion d’élément culturel extérieur entraînerait l’élimination des traditions indigènes et laisserait le sujet totalement dépossédé, inconsolable devant la perte subie. C’est bien ce type de rhétorique que développe l’album dans un premier temps. Ainsi, on peut lire par exemple à la page 21 : « Tibili ne veut pas non plus abandonner son beau pagne rouge comme un flamboyant, pour revêtir un uniforme d’une couleur si terne, que s’il s’étendait sur la plage, on pourrait le confondre avec du sable et lui marcher dessus. » Le dessin qui, sur la page de droite, illustre ce texte met en image le processus d’assimilation qu’engendre l’adoption des éléments de la culture scolaire : la disparition du « pagne rouge comme un flamboyant » au profit de « l’uniforme si terne » marque la soumission aux valeurs « étrangères » et entraîne la dissolution de l’identité ethnique. Avec son uniforme sans couleurs, allongé sur la plage, Tibili ne serait plus qu’un grain de sable parmi d’autres et se ferait marcher dessus ! Aussi pour échapper à cette désintégration culturelle faut-il rester dans le monde enchanté de l’oralité, où les individus s’épanouissent dans la joie et la liberté.
Cela suppose donc que le monde culturel et oral de Tibili soit présenté comme une sorte « d’altérité pure » (Grignon et Passeron, 1989 : 20) qui ne tienne pas compte des rapports inégaux engendrés par le colonialisme ou par la culture englobante moderne. Ce qui fait glisser assez facilement la description vers un certain populisme. En effet, le regard porté sur cette « aimable diversité des êtres et des pays » (21) s’affiche délibérément bienveillant et intéressé, prenant le contre-pied d’une attitude misérabiliste, indifférente, méprisante, voire hostile à l’égard des « superstitions » et autres « aberrations » morales ou intellectuelles des « primitifs ». Pour mettre en scène cette vision, le narrateur/auteur utilise des stratégies de valorisation qui renvoient à des modèles idéologiques que l’ethnologue peut identifier. Marcel Maget, par exemple, montre les motivations qui sont à l’œuvre dans l’intérêt croissant porté par les sociétés industrielles aux cultures et traditions populaires dans le domaine européen certes, mais tout en signalant qu’elles « sont universelles ou susceptibles de le devenir » (1968 : 1276). Il dégage un système de valorisation tripartite qui rend compte, de façon éclairante, de la structuration du point de vue dans notre album. En effet, pour dire l’attrait de l’oralité, le monde de Tibili reçoit une valorisation esthétique que l’image assume pour partie avec le chatoiement des couleurs qu’elle propose et que la référence à l’univers du conte complète en mettant en scène un bestiaire représentatif. La valorisation esthétique se double d’une valorisation éthique. Les plaisirs du jeu, la spontanéité du rire, la pureté du rêve qui fait imaginer des activités naturelles, c’est-à-dire proches de la nature, contribuent à magnifier la qualité des mœurs et la façon de vivre de Tibili. Enfin, une valorisation de type cosmologique poétise les savoirs construits par l’observation du ciel, des astres, de la faune et, implicitement, les présente comme des trésors de sagesse.
Il faut moins de 10 pages sur 47 dans la version Mango Poche pour que Tibili change d’opinion et décide d’apprendre à lire. Ce revirement brutal contraste avec le déploiement d’arguments développés par les 40 pages précédentes et les efforts entrepris par le héros pour échapper à la contrainte scolaire et glorifier la culture orale d’une Afrique qui semble devenue une Afrique « fantôme » (Leiris, 1993).
Mais, à y regarder de plus près, cette lecture émerveillée d’une « négritude » sans conflit est partiale et partielle8. En fait, elle utilise un discours ethnocentrique qui retrouve des formulations attendues : celles qui renvoient l’enfant noir à la « nature », au « local », à « la spontanéité »9. La description d’ouverture du gentil Tibili est faite du point de vue d’un humanisme néo-colonial et l’on peut parler de véritable ethnotype à l’usage des Blancs ! Comme son ancêtre ornant les boîtes de cacao, il rit du matin au soir. Il court et joue toute la journée et tel un petit animal, il ne s’arrête que pour manger. Quant à son nom, « Tibili », il est une sorte de métonymie expressive du parler « petit nègre » qui porte en lui-même la résolution au problème posé par une partie du titre « le petit garçon qui ne voulait pas aller à l’école », car, à la fin de l’histoire, le petit lit, bien sûr !
Désenchantée aussi la prestation des animaux sollicités pour aider le héros à échapper à l’alphabétisation. Ils proposent tous des réponses bien simplistes à la question fatidique : « Peux-tu me dire ce qu’il faut que je fasse pour ne pas aller à l’école ? » (Léonard, 1992 : 26) Pi-ou, le lézard, indique à Tibili qu’il pourrait se cacher dans le trou du fromager. Si l’arbre a une taille importante (« Le creux est assez vaste pour que tu y sois à l’aise » [29]), il a perdu l’imposante majesté et la force magique de l’énorme fromager sous lequel chaque année s’accomplit l’initiation, comme le raconte Camara Laye dans L’Enfant noir (2006 : 108-109). Et notre Tibili, à juste titre, n’est pas véritablement convaincu : « [I]l y restera bien un moment… mais pas tous les jours ! » (Léonard, 1992 : 29) Koumi, la chauve-souris, n’a pas de solution plus efficace à suggérer : « Quand viendra le jour d’aller à l’école, tu te coucheras, tu te plaindras en disant que tu as mal au ventre. » (30) En tout logique, « Tibili pense qu’il ne pourra jamais faire semblant d’avoir mal au ventre tous les jours. Et puis il n’aime pas mentir à sa maman. » (31) La lecture du ciel et de la piste rouge qui semblait si prometteuse au début de l’album tourne court. Les personnages animaux si inventifs, si pleins d’astuces dans les contes oraux, n’ont plus rien à dire !
Le désenchantement est donc déjà présent, de façon plus ou moins évidente, dans les pages inaugurales des temps heureux de l’oralité. Mais l’écrit va imposer brutalement sa loi quand l’araignée Crope suggère au jeune héros que la réponse à la question qu’il pose se trouve dans le coffre du savoir. Une plaque qu’il faut lire protège l’accès à ce coffre et donne la marche à suivre pour pouvoir l’ouvrir. Savoir et littératie sont présentés comme intrinsèquement liés et l’approche de l’un ne va pas sans la compétence de l’autre. Du même coup se trouve disqualifié et réduit à néant l’apport de la culture orale. Tibili ne peut plus dire, à l’instar du jeune Tiôlel, le héros de L’Éclat de la grande étoile (Bâ, 1974) qui cherche à déchiffrer le ciel :
Cette nuit est telle une fête heureuse
où le bienheureux s’ouvre comme une amphore,
s’en emplit, en regorge, obtenant science et succès.
Père, laisse mon cœur devenir jarre au long col.
Il ne peut plus entendre la réponse du père :
Reviens et moi je te dirai une histoire merveilleuse,
un récit plus suave que tous les autres,
qui te plaira beaucoup, ensuite t’éveillera
et déversera en toi des savoirs véridiques. (29-31)
Ce n’est plus le récit initiatique qui détient le savoir, ce ne sont plus les pères qui le transmettent en accompagnant sa découverte et son appropriation. Le narrateur légitimiste qui mène le texte s’attarde sur la culture orale non pour en donner à comprendre l’altérité culturelle, mais pour lui imposer la violence symbolique d’une folklorisation10. En fin de compte, la culture orale présentée comme l’enfance de la culture est reléguée au rang de culture pour l’enfance dont il faut arriver à se dégager.
C’est Kut-Kut, la pintade, qui joue le rôle de révélateur. En tant qu’élément du bestiaire, elle occupe sa fonction générique de « témoin vigilant ». Et elle est la seule, parmi les animaux convoqués, à donner une réponse appropriée à la question posée. À Tibili qui « cherche à ouvrir le coffret du savoir » (Léonard, 1992 : 38), elle indique : « C’est bien simple, tu n’as qu’à lire la plaque qui se trouve sous le coffret. C’est tout expliqué. » (38) Mais il se trouve que la faisabilité de la solution proposée passe par la littératie. Le personnage de la pintade, bien qu’appartenant lui aussi au corpus des contes oraux, se désolidarise de l’oralité et fait basculer dans la maîtrise de l’écrit, tout au moins dans la révélation de son manque. C’est pourquoi lors de son entrée dans le récit, le personnage reçoit, avant son nom (Kut-Kut) et sa catégorie (pintade), le syntagme « son ennemie » (38) comme premier désignateur ! Effectivement, après avoir renversé le coffret, Tibili démuni reste désemparé.
L’album construit, par le biais d’un chiasme, un système de renvois qui orchestre le croisement des valeurs entre oral et écrit. Au début de l’histoire, Tibili est « triste, triste comme les buffles maigres que les Peuhls mènent aux champs » (22) parce qu’il ne veut pas aller à l’école ; à la fin, il « baisse tristement la tête et ne dit rien » (40), car il ne peut pas déchiffrer le texte qui lui permettrait de s’approprier le contenu du coffret. Au pressant « Alors ? » de la pintade, le jeune garçon, que l’illustration montre dépouillé de sa superbe, honteux, est contraint de répondre : « Je ne sais pas lire. » (40) Et cette fois, cet aveu d’impuissance fait écho au triomphant « Tibili n’a pas besoin de savoir lire ni de savoir écrire » (14) du début.
Les choses n’en restent pas là. Les pintades orchestrent une stigmatisation violente du petit analphabète. Kut-Kut reprend l’aveu sous forme de fausse question disqualifiante : « Tu ne sais pas lire ? » (40) Elle se moque ensuite en riant et le recours aux majuscules donne aux lettres une visibilité accrue que vient renforcer le point d’exclamation : « AH ! AH ! AH ! » (40). Puis, suprême humiliation, l’aveu confidentiel devient public : de « tu », on passe à « il », et des minuscules, aux majuscules : « IL NE SAIT PAS LIRE » (40). Les autres pintades ainsi que l’écho répètent la même phrase qui se trouve réécrite trois fois. Les lignes se succèdent un peu comme dans une punition où le coupable doit recopier le motif de son forfait pour être convaincu de sa gravité. Le jeu typographique fait de cette page une véritable page d’écriture !
L’écrit a gagné et le monde de l’oralité, comme nous venons de le voir, est dévalorisé de façon définitive.
Un retour rétrospectif aux pages consacrées au monde de l’oralité montre que certains traits de la « raison graphique » (Goody, 1997) y sont déjà présents et que, d’une certaine manière, ils en amorcent la « littératisation ». Deux illustrations sont intéressantes à analyser à ce propos. La première image représente le support sur lequel Tibili accepte de lire, la terre rouge de la piste (Léonard, 1992 : 17). La page est présentée comme celle d’un cahier d’écolier. Trois lignes horizontales et parallèles structurent l’espace, leur tracé est presque parfaitement droit. Sur ces lignes posées telles des lettres figurent des animaux joueurs qui, comme le dit le texte, « vont et viennent dans tous les sens » (17). Ils sont rangés de façon linéaire, mais l’orientation de leurs déplacements (gauche®droite/droite®gauche) n’est pas codifiée et reste hétéroclite. La deuxième image illustre le temps qui passe : « Les lunes succèdent aux lunes et la rentrée des classes approche. » (25) Les lunes sont enfermées dans un tableau qui ressemble à s’y méprendre aux quadrillages d’un emploi du temps. L’opération graphique de la mise en tableau fait appel à une disposition spatiale fortement délimitée, facilite les rangements en lunes croissantes et lunes décroissantes, rend visibles de façon concomitante les différents états de l’astre et met en valeur l’aspect systémique du cycle lunaire.
La réglure et le tableau plient le monde à l’ordre graphique : régler la terre comme une feuille de papier, ranger les lunes dans des cases sont autant d’opérations qui permettent de réorganiser les éléments au travers de catégories en les faisant apparaître dans des contextes différents et très abstraits.
À la fin de l’album, au moment où l’écrit s’impose comme seule possibilité de conquérir le savoir, l’illustration reprend le procédé en l’amplifiant. Les pintades, tel un chœur antique, fustigent le héros qui ne sait pas lire. L’image, qui s’étale sur une double page dans la version Mango Poche, les montre rangées sur deux branches horizontales. Mais la rectitude presque parfaite de ces branches et l’absence de tout rejeton évoquent les lignes tracées sur une feuille de papier. Les pintades, identiques par leur forme et leur couleur, se succèdent dans l’harmonie d’un calibrage presque parfait, comme si une jeune écolière ou un jeune écolier appliqué avait réalisé un exercice très normé de calligraphie.
Page d’écriture du côté du texte où les lignes se répètent à la manière d’un pensum11, exercice de calligraphie du côté de l’image où le dessin « mime » l’apprentissage du geste graphique : la littératie est manifestement dominante. Et la fin de l’histoire le donne bien à comprendre d’ailleurs :
Tibili replace le coffret dans sa cachette, le recouvre de terre, replace la pierre rouge et s’en va. Lorsqu’il est hors de vue des pintades, il prend ses jambes à son cou, regagne sa case et dit à sa maman :
- Est-ce bientôt la rentrée des classes ? (46)
Ce revirement final découle de l’humiliation subie par le héros après sa rencontre avec les pintades. Ces dernières le conduisent à modifier son rapport à l’école et à la culture écrite. En « naturalisant » la pratique de la lecture – les animaux eux-mêmes connaissent les pouvoirs de l’écrit ! –, elles lui donnent une évidence qui la rend incontournable et pratiquement inattaquable. À partir de là, Tibili ne se révolte plus, un profond sentiment d’infériorité l’envahit, ce qui a pour effet de susciter son adhésion à l’école et sa croyance en la supériorité indiscutable de l’écrit. L’efficacité de cette forme de manipulation repose sur la complicité du personnage lui-même, qui va jusqu’à oublier les enchantements du monde oral qu’il a pourtant énergiquement défendus. Douce par opposition à la force physique, la domination qui s’exerce ici n’en est pas moins une véritable violence. Parce qu’elle est méconnue, non perçue, cette violence relève de la violence symbolique12. Si le jeune héros pense s’être auto-convaincu (il attend avec impatience la rentrée des classes), il a véritablement été contraint d’inverser son système de valeurs : reconnaissance de la légitimité de la culture écrite et son corollaire, dévalorisation de la culture orale.
Cette inversion des valeurs entre oral et écrit n’est pas sans effet. Elle entraîne le passage d’un ensemble de catégories à un autre. La fantaisie, la passion sont abandonnées au profit du sérieux, de la raison ; le cosmos est remplacé par le logos, la nature par la culture. Si le savoir est dans un coffret, tout ce qui est hors du coffret n’est donc pas du savoir et ne peut maintenir l’individu que dans l’ignorance. Et comme la lecture est la clé qui donne l’accès au coffret, l’analphabétisme est le signe et même le synonyme de l’ignorance.
Ce cadre binaire instaure un Grand Partage dont les catégories s’enracinent dans l’opposition Nous/Eux, c’est-à-dire les « civilisés » et les « primitifs » (Goody, 1997 : 35 et suivantes). Ici, la dimension ethnocentrique de ce partage est sans ambiguïté, car l’album passe d’un relativisme culturel et même d’un certain populisme culturel à l’égard du monde heureux de l’oralité au légitimisme indiscutable d’une littératie totalitaire. Le reniement brutal de ce qui avait été valorisé semble d’autant plus facile qu’il s’agissait d’une culture dominée, réservoir d’exotisme à l’usage des enfants des « civilisés ». La figure du bon sauvage qu’incarne notre jeune héros se révèle être un excellent exemple de nature à éduquer. L’instrumentalisation de l’enfant noir est efficace, car Tibili est un enfant plus enfant que les autres. En effet, comme chacun sait, tous les Noirs sont de grands enfants13 ! Tout cela contribue à faire de l’écrit et du livre la norme cognitive et de l’école, le lieu dans lequel « Nos » enfants doivent être convaincus de leur suprématie. En allant chercher les enfants « des Autres », le message est renforcé : il gagne en universalité.
Tibili raconte l’histoire d’un passage qui va de l’oralité à la littératie. Et cette histoire est emblématique du parcours que doivent faire tous les enfants des sociétés fortement scolarisées et alphabétisées. Arnold van Gennep rappelle que les rites de passage sont « ceux qui accompagnent tout changement de place, d’état, de situation sociale et d’âge » (1991 : 25). Dans Tibili, il s’agit d’un rite de première fois, la première rentrée scolaire. Et le changement dont il est question porte sur le passage de la petite enfance analphabète toute dominée par l’oralité à l’enfance alphabétisée par l’école. C’est donc un moment fort qui ponctue la vie d’un individu, c’est aussi un moment difficile, car l’injonction maternelle d’aller à l’école fait irruption dans le déroulement réglé de l’existence heureuse du héros14. Il ne semble pas inintéressant de voir si l’album envisage ce passage comme un rite au plein sens du terme et surtout quelle transposition littéraire il en donne.
La modélisation désormais classique que Van Gennep propose dans Les Rites de passage (14) ramène l’infinité des pratiques ritiques à une séquence ternaire bien connue : la phase de séparation/la phase de marge/la phase de ré-agrégation. Ce modèle formel nous permet-il de lire Tibili comme un rite d’entrée ?
Dans un premier temps, les novices doivent se séparer de leur milieu antérieur. De la même manière, Tibili doit faire le deuil du monde de son grand-père, des rêveries sur la plage, des jeux de l’enfance. Du jour au lendemain, il doit accepter de se couper de l’univers dans lequel il s’épanouissait, d’abandonner une vision du monde, une cosmologie15. La séparation est clairement explicitée, mais elle est aussi fortement repoussée par le héros, qui résiste. Pourtant, la parole de la mère une fois proférée, la vie de Tibili est irrémédiablement coupée en deux, le continuum est brisé, « le pays rhétorique16 » du héros reçoit une frontière et l’injonction de la franchir.
L’album aborde ensuite l’entre-deux, la période de marge ou de « liminalité ». Tibili ne veut pas franchir le seuil : il voudrait pouvoir rebrousser chemin, revenir en arrière et retrouver la félicité perdue. Il voudrait ne pas aller à l’école et ignorer la littératie. Mais, dans nos sociétés, il n’existe pas de possibilité d’échapper à un destin littératien. Pour en convaincre Tibili et le ou la jeune destinataire, le temps de la marge occupe la majorité de l’album. Ce choix narratif permet de multiplier les tentatives infructueuses, qui sont autant d’épreuves que le héros va devoir traverser seul. Il ne peut compter ni sur Pi-ou, ni sur Koumi. Il est d’ailleurs contraint à dénoncer les solutions puériles et irréalistes que ces animaux proposent. Même Crope, « qui sait tout » (Léonard, 1992 : 38), et le « coffret du savoir », qui contient tout ce que l’on cherche, ne sont d’aucun secours. En effet, une fois le coffret dégagé, la tentative pour l’ouvrir est « sans succès » (37). Rendu vulnérable par les déceptions qu’il vient d’éprouver, dépossédé de ses certitudes, Tibili est extrêmement fragilisé. Ce sont les pintades qui vont exercer la véritable fonction de passeuses. Convaincues de la supériorité de l’écrit, elles accompagnent efficacement le changement d’état du héros. Pour ouvrir le coffret, elles donnent une marche à suivre « bien simple » où il suffit de « lire la plaque qui se trouve sous le coffret. C’est tout expliqué. » (38) Mais elles ne signalent pas seulement le rôle prépondérant de l’écrit. En imposant brimades et humiliations, en ridiculisant l’enfant, en le réduisant au silence, elles font alors « mourir » symboliquement Tibili, le détachant du monde de l’oralité pour le faire renaître à la littératie, l’amenant à considérer ce changement de statut comme une « élévation ».
La ré-agrégation est esquissée dans les deux dernières pages. L’album se termine sur le désir clairement exprimé d’aller à l’école : « Est-ce bientôt la rentrée des classes ? » (46) L’adverbe de temps « bientôt » indique que notre héros toujours sur le seuil ne regarde plus derrière lui mais devant lui et qu’il s’apprête à franchir le pas. La dernière illustration montre Tibili, debout devant sa maman, s’informant sur la prochaine rentrée des classes. C’est la première fois que l’on voit un adulte présent dans une image. Cette présence marque la volonté du héros d’intégrer la société des « grands » qui maîtrisent l’écrit. Il a une mine réjouie et le sourire qui avait quitté son visage dès les premières pages, à l’annonce de son envoi à l’école, est enfin de retour. Il ne semble éprouver aucun regret pour les savoirs transmis par son grand-père. Ce dernier faisait jeu égal avec la mère, au début de l’album : il représentait la culture orale face à la littératie. Dans les pages finales, il disparaît, comme s’il n’avait jamais existé !
Le rite est seulement en voie d’accomplissement, car Tibili n’est pas montré à l’école en train d’accomplir son travail d’élève. Tout l’enjeu du dispositif est là. C’est à l’enfant destinataire de l’album de prendre le relais. En apprenant à lire et à écrire avec Tibili devenu méthode de lecture17, il accomplit la phase d’agrégation. Le rite peut alors exercer ses pouvoirs d’institution et sa magie performative en toute efficacité, transformant le jeune destinataire en lecteur ou la jeune destinataire en lectrice.
L’histoire de Tibili renoue d’une certaine manière avec le thème de « l’enfant mis aux écoles ». Ce thème est connu du folklore et de la littérature européenne18. Bien évidemment, il a reçu des orientations axiologiques diverses selon les époques où on le rencontre. Il peut, comme dans certaines farces médiévales, mettre en scène un garçon niais et présomptueux incapable d’apprendre les rudiments du savoir et un maître d’école cupide et ignorant dont l’enseignement n’a pas grande valeur et peut même être nuisible. La mère de l’élève est souvent une paysanne pleine de bon sens. Si elle admire les connaissances de son enfant, elle n’est pas dupe et ne se fait pas d’illusion sur sa valeur humaine. Aussi essaie-t-elle de le guérir de sa folie. Le latin « de cuisine » utilisé pour se moquer de l’école est une façon, pour les clercs, auteurs de cette littérature, de dissuader les paysans d’accéder à la culture écrite. Leur place est dans l’oralité, la littératie étant l’apanage des gens de pouvoir.
Avec Tibili, le petit garçon qui ne voulait pas aller à l’école, ce qui est montré, c’est l’hégémonie de la littératie. Refoulée aux marges de l’enfance, l’oralité a été folklorisée et infantilisée. Elle n’est tolérée que pour être dépassée, abandonnée. En effet, l’écrit doit s’imposer comme la seule façon possible d’accéder aux savoirs sur le monde, c’est-à-dire de grandir et d’appartenir pleinement à la société humaine.
Mais dans ces conditions, que devient « la clairière des conteurs au milieu de la forêt où brûle un grand feu et où les anciens chamans dansent en chantant » (Lessing, 2007 : n.p.) ? Ainsi que le dit Doris Lessing, « notre patrimoine d’histoires est né dans le feu, la magie, le monde des esprits. Et c’est encore là qu’il est conservé aujourd’hui. » Alors peut-on oublier qu’il « doit exister une relation intime avec les bibliothèques, les livres, la Tradition » ? Et ne faudrait-il pas plutôt raconter aux enfants des histoires qui accordent autant d’importance aux clairières de l’oralité qu’aux bibliothèques de la littératie ?
Vinson, Marie-Christine, « Tibili ou l’empire de la littératie », dans Ethnocritique, affiliation culturelle et littérature de jeunesse, 2024, “Ethno/lire”, https://ethnocritique.com/fr/article-dun-chapitre/23-tibili-ou-lempire-….
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