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4.4 Raconte-moi les dragons. Les filles et les dragons dans la littérature de jeunesse contemporaine

4.4 Raconte-moi les dragons. Les filles et les dragons dans la littérature de jeunesse contemporaine

     La littérature de jeunesse contemporaine n’ignore pas les dragons, bien au contraire1. De multiples publications sont parues sur ce thème ces dernières années. Cet « animal » semble être considéré comme un excellent passeur pour entraîner le jeune lecteur ou la jeune lectrice dans le monde de l’imaginaire. Le dragon, comme on le sait, n’est pas un inconnu : il nous arrive du lointain des légendes et des mythes tout chargé de significations. Il est même encore présent dans certaines manifestations qui rythment la vie de la cité : à Tarascon, les derniers jours de juin, la Tarasque est promenée dans les rues de la ville. Et quand il n’a plus les honneurs d’une sortie rituelle, il n’est pas totalement oublié pour autant. À Metz, s’il n’y a plus de procession et de mois du dragon (Gueusquin, 1981), toute l’année, un superbe Graoully, suspendu dans les airs, plane au-dessus de la rue Taison… à deux pas de la librairie spécialisée en littérature de jeunesse !

     Mais, bien évidemment, en passant des légendes, des rites sacrés et des contes folkloriques aux livres pour enfants, le dragon s’est transformé. Quels sont les changements qui se sont opérés en ce qui concerne son hybridité constitutive ? Comment ce « nouveau » dragon joue-t-il de l’ordre de la nature et de la culture ? Que reste-t-il de l’ancien dragon dans le dragon contemporain ?

     « Le dragon est un phénomène historique dont les fonctions et les formes ont évolué », écrit Vladimir Propp dans Les Racines historiques du conte merveilleux (1983 : 369). Pour mieux cerner ce questionnement et éviter de nous perdre dans une production foisonnante, nous proposons de délimiter le corpus aux ouvrages où le héros est une héroïne. Donner le rôle principal à une fille dans un scénario qui, traditionnellement, fait la part belle au garçon n’est pas un choix que les auteurs et les autrices, encore aujourd’hui, font très facilement. Mais on peut faire l’hypothèse que lorsqu’on a une petite fille active en face d’un dragon, les modifications apportées à la figure du dragon seront significatives et en quelque sorte emblématiques de son évolution dans le champ de la littérature pour le jeune public.

     Du fonds ancien, on peut dégager une typologie relativement consensuelle dans sa généralité du rapport femme/dragon, construite autour des trois catégories modélisantes suivantes : la princesse et le dragon, la sainte et le dragon, la femme-dragon. Cette tripartition servira de cadre à l’analyse des rôles occupés par les petites filles et les dragons dans les nouvelles fictions pour la jeunesse étudiées ici. Une telle lecture nous conduira à solliciter les fonds légendaire ou mythologique à partir desquels ces « bricolages » culturels s’opèrent. Entre tradition et modernité, les « arrangements » sont nombreux et les recompositions extrêmement diversifiées. Les ouvrages choisis donnent une idée des jeux d’hybridation culturelle possibles.

 

La princesse et le dragon

Contrairement au trait traditionnel qui fait de la princesse un être passif donné en pâture ou en mariage (n’est-ce pas la même chose ?) au dragon, les fillettes de notre corpus, quand elles sont d’authentiques princesses, partent en quête du dragon de façon volontaire et réfléchie. Qu’implique ce changement d’importance comme transformations ?

 

Le dragon, un adjuvant de l’égalité des sexes

Les livres de jeunesse peuvent faire de l’inversion axiologique du personnage de la princesse une sorte de revendication explicite en forme de plaidoyer pour la défense des filles où le dragon occupe une place déterminante.

     Le roman Cendorine et les dragons (Wrede, 2004) emprunte ses motifs aux contes populaires et aux récits de chevalerie. Ainsi, dès le deuxième chapitre, pour bien marquer cette affiliation, le texte signale que l’héroïne se rend au royaume du Val-Perdu où elle rencontrera pour la première fois les dragons. Val-Perdu évoque les récits arthuriens et notamment Lancelot, grand spécialiste des combats de dragons : il en tue deux dans le Val sans Retour et un autre dans le Val des Faux Amants (Micha, 1978 : 280-288). Le renversement des valeurs du personnage de la princesse Cendorine, jeune fille décidée qui prend son destin en main, contamine d’autres motifs dont l’axiologie est modifiée. Les dragons peuvent être victimes de crises d’allergie, posséder une bibliothèque remplie de parchemins écrits en latin et aimer les crêpes Suzette. Le prince est un jeune homme ridicule. Confiné dans son rôle traditionnel, il cherche coûte que coûte à réaliser le script d’actions du tueur de dragon-sauveur de princesse en dépit de l’intéressée qui ne veut pas être délivrée. En effet, Cendorine fait voler en éclats les règles de la tradition en devenant une princesse captive volontaire pour échapper à sa condition de jeune fille bien élevée contrainte à la danse, à la broderie et au mariage arrangé. Dans la cité souterraine, elle a fort à faire pour déjouer les complots qui menacent le dragon qui a bien voulu la prendre à son service et, du coup, le monde des humains lui paraît bien terne à côté. Sa seule inquiétude est que son dragon ne veuille pas la garder et la renvoie chez elle, mais il a trop besoin d’elle !

     Le détournement systématique de certains éléments traditionnels, une princesse héroïne « moderne » et un prince « démodé » par exemple, n’exclut pas le maintien d’autres motifs classiques. La forêt est enchantée, les objets sont magiques et les potions ensorcellent : le merveilleux des contes est très présent. À cela, il faut ajouter des motifs qui articulent les traits nouveaux et anciens dans une sorte de procédé d’accumulation. Ce sont les dragons qui sont l’objet d’une telle combinaison. Il s’agit de ne rien perdre de l’imagerie connue, celle que l’on trouve répertoriée de nos jours dans les ouvrages savants comme le Dictionnaire des fées et du peuple invisible dans l’Occident païen (2003), de Catherine Rager. C’est pourquoi, bien que doués de spécificités inhabituelles, les dragons conservent néanmoins la plupart des caractères hérités des mythes et de la littérature médiévale. Ils sont énormes, recouverts d’écailles, « avec de longs crocs luisants et plusieurs cornes au front » (29). Ils crachent le feu, peuvent voler et certains ne rechignent pas à manger les princesses qu’ils ont enlevées quand l’occasion se présente. Ils gardent de fabuleux trésors dans leurs grottes et détiennent l’Eau de Jouvence.

     Bien différentes sont les transformations subies par le dragon de La Chasse au Dragon (Nève et Englebert, 2004). Dans cet album, la princesse ne peut pas participer à la fameuse chasse, car ses frères ne veulent pas d’elle : « Ce n’est pas l’affaire des filles ! », « Occupe-toi plutôt de ton bébé ! » (11) Le prince et son écuyer en imposent : ils ont revêtu leurs armures comme deux parfaits chevaliers. Mais, dès que les garçons sont partis, la fillette réagit : « Quels idiots ! se dit-elle. Ils se dirigent droit vers la forêt alors que tout le monde sait que les dragons adorent se baigner en été… » (15) La petite princesse présente comme un savoir partagé évident des connaissances liées au légendaire traditionnel qui associe régulièrement le thème de l’eau aux dragons. Le monstre gîte dans des zones sauvages, marécageuses. Quand, dans Tristan et Yseult (Mary, 1971 : 59-61), le héros demande à qui appartient le cri épouvantable qu’il entend, on lui répond qu’il s’agit d’une bête hideuse qui « repaire à deux lieues d’ici, dans la grande forêt, au lieu dit le Val d’Enfer où se trouve une caverne, non loin de crouliers et de marais » (60). Quand, après un combat épuisant, Tristan a coupé la langue du dragon, « il fait quelques pas et trébuche pâmé sur le bord d’un marais » (61). Ainsi, l’album fait résolument de la petite fille une « dragonologue » chevronnée, puisqu’effectivement le dragon se sèche au soleil près de la rivière.

     L’inversion axiologique du personnage féminin se double d’une inversion axiologique du dragon qui l’éloigne résolument des représentations antérieures. En apprenant le projet des garçons, l’« animal » est bien étonné qu’on veuille le chasser et même le manger ! Traditionnellement, c’est lui, le monstre dévoreur ! Dépourvu d’ailes et de griffes, ce dragon-là ne crache pas le feu et son ventre rebondi lui donne un air bien sympathique. Il est également muni d’une queue bien modeste. Or Brunetto Latini, l’un des encyclopédistes médiévaux les mieux connus, indique dans la rubrique « Dragon » de son Livre du Trésor (1980) que « cette queue possède une si grande force qu’il n’existe aucun être, si grand et si fort soit-il, qui puisse réchapper sans perdre la vie à l’étreinte de la queue du dragon » (184). Totalement inoffensif, le dragon de l’album ne recherche pas l’affrontement et souhaite se cacher. La fillette sait répondre à son désarroi et l’invite au château, où ils passent l’après-midi à jouer. Fi des combats masculins ! Fi des hauts faits d’armes où les épées plongent dans les gueules ouvertes (Roman de Tristan), où les guerriers en herbe (ceux de l’album) découpent les monstres en rondelles et les réduisent en bouillie ! Exclue de la chasse aux dragons aussi bien par ses frères que par les légendes traditionnelles, la petite princesse reprend certains thèmes dominants pour en faire un conte à sa façon.

     Ainsi, les deux ouvrages de littérature de jeunesse contemporaine dont il vient d’être question mêlent tradition et modernité et, par rapport au genre canonique des légendes et des contes folkloriques, affichent un caractère hybride. Ils transforment l’axiologie des personnages dominants, la princesse et le dragon notamment, ils modifient les thèmes et les motifs classiques, la chasse et le combat avec le dragon par exemple.

     Mais tous ces jeux culturels participent d’un changement profond que font subir les fictions enfantines analysées au dragon : son anthropomorphisation. À mesure que son aspect de monstre composite diminue, sa dimension humaine augmente. Les dragons de Cendorine parlent, portent un nom qui les différencie, éprouvent des sentiments. Certains d’entre eux possèdent des connaissances qu’ils ont acquises dans les livres. Quant au dragon de la petite princesse de La Chasse au dragon, il a perdu, comme nous l’avons montré, ses caractéristiques dragonesques classiques. Par contre il parle, aime le thé glacé, joue aux cartes et à chat perché.

     L’hybridité de ces nouveaux dragons est donc aussi à chercher dans la diminution de la part de nature qui les caractérisait jadis, dans le glissement progressif d’une monstruosité bestiale à une animalité humanisée. Le dragon fait de moins en moins peur aux princesses et au lecteur ou à la lectrice, car en se rapprochant des conduites humaines, il se « culturalise ».

     Pourquoi ces dragons humanisés plaisent-ils tant aux petites filles ? Cendorine « trouvait la vie au royaume des dragons absolument passionnante, et n’avait, pour le moment, aucune envie de s’en aller. Quant à se marier et à avoir des enfants, elle avait bien le temps d’y penser ! » (Wrede, 2004 : 239) Le dragon rend possible une autre vie que les filles peuvent mener hors des sentiers battus et des destins tout tracés. La petite princesse de La Chasse au dragon découvre elle aussi dans le dragon un compagnon en harmonie avec ses aspirations, plutôt qu’un garçon moqueur et méprisant : il ne déteste pas tenir dans ses bras une poupée et il adore écouter raconter des histoires. D’ailleurs, « ils s’amusaient si bien ensemble qu’en fin d’après-midi, ils jurèrent de rester amis pour la vie » (Nève et Englebert, 2004 : 24). Le dragon, ainsi retravaillé au prisme de l’égalité des sexes, devient alors un excellent adjuvant pour les filles dans leur conquête de la liberté.

 

Le dragon, un initiateur à la sexualité des petites filles

Les albums de notre corpus font du dragon un personnage qui permet aux petites filles d’apprivoiser une sexualité qui s’éveille.

     Dans les contes traditionnels, le motif de la belle enlevée par le dragon pour devenir sa femme est assez fréquent. Il arrive même que le dragon se transforme en prince charmant. C’est ce que raconte, par exemple, le conte suédois « La Fiancée du Lindorm » (Shuker, 1997 : 40 et suivantes). Une jeune fille est offerte en mariage à un dragon hideux. Elle accepte d’ôter ses vêtements, à condition que le monstre se débarrasse également de ses peaux. Lorsqu’ils sont nus l’un et l’autre, la prisonnière s’aperçoit qu’elle se trouve dans les bras d’un splendide jeune homme. Dans l’album La Chasse au dragon, ce motif est repris mais profondément modifié. À la fin de l’histoire, la petite princesse est enchantée par son nouvel ami dragon, elle lui offre une couronne et décide de partager son lit avec lui. Elle en fait son prince charmant ! Quand elle se glisse à ses côtés, dans les « draps roses et parfumés » du rêve (Nève et Englebert, 2004 : 32), il ronfle paisiblement, ne se réveille pas, ne se transforme pas en merveilleux jeune homme. C’est parfaitement inutile. Il est déjà merveilleux. Elle sait qu’il est un « garçon » selon son cœur. Tout au long de l’après-midi, ils ont découvert combien ils étaient faits l’un pour l’autre !

     Mais la longue marche du dragon n’en est pas terminée pour autant. Un pas est encore franchi avec Le Dragon de la princesse Tagada (Gossen, 2004 : n.p.), qui propose ce qui semble être l’ultime transformation à laquelle peut parvenir l’animal monstrueux qui terrorisait jadis les belles princesses. Tagada demande un dragon pour Noël. Et elle sait de quoi elle parle, elle veut un dragon « qui vole autour du château et qui crache du feu, pas une peluche comme l’année dernière ». Ses parents, le roi et la reine, ne veulent pas lui en offrir un : le père se retranche derrière la loi du genre « tout le monde sait que les princesses ne jouent pas avec les dragons », la mère, plus pragmatique, fait remarquer qu’« il brûlerait les rideaux et abîmerait les tapis ». Et « [p]our faire passer le temps », la petite princesse devient une véritable « dragonophile » : elle lit des histoires de dragons, dessine des dragons qu’elle affiche partout sur les murs de sa chambre, fait un dragon de neige dans le jardin. Bien sûr, Tagada finira par être écoutée : derrière le dragon de neige se cache « un petit dragon, un vrai de vrai ». Pas si vrai que cela en rapport avec la tradition. Il a perdu son gigantisme. Il ne pousse plus de hurlements terribles comme le dragon du roman de Tristan et Yseult, il a seulement l’air un peu sauvage et il grogne. Le dessin le montre tout en rondeur, avec des ailes minuscules. Il a toujours le corps vert et une crête orange le parcourt de la tête jusqu’au bout de la queue. Le seul trait « dragonesque » incontestable qui lui reste est son aptitude à cracher du feu. Cette caractéristique au demeurant n’effraie plus les adultes. Les parents sont seulement ennuyés, car ils craignent un incendie. Quant à la gouvernante, elle est si dégoûtée qu’elle saisit le dragon par la peau du cou et le jette dehors ! L’album utilise les mots du conte mais les référents ont totalement changé, en quelque sorte ils se sont banalisés. Le roi et la reine n’ont rien de majestueux, en pantoufles au coin du feu, ils lisent le soir à la veillée. L’intérieur du château ressemble à celui d’une maison bourgeoise. Le dragon fait penser à un gros chien. D’ailleurs, il sauvera Tagada qui s’est perdue dans la nuit froide de l’hiver. Comme un parfait Saint-Bernard, il réchauffera délicatement son corps transi et ramènera la fillette au château. En récompense, elle pourra le garder et il deviendra un dragon de compagnie.

     Les motifs et les thèmes traditionnels sont relégués dans le non-dit d’un intertexte qui affleure de temps en temps. Et si le dragon est encore présent, il a été domestiqué. Ce n’est plus à un processus d’anthropomorphisation qu’il a été soumis, mais bien plutôt à un processus de domestication. Il est devenu un animal familier et suit Tagada comme un fidèle toutou. Et c’est peut-être, paradoxalement, au moment où on l’attend le moins que le fonds légendaire fait retour une dernière fois. La légende de saint Georges, telle que nous la rapporte Jacques de Voragine (2004), signale que, le dragon vaincu, le héros demande à la jeune fille de mettre sa ceinture autour de l’encolure du monstre. Le texte dit alors : « Quand elle l’eut fait, le dragon se mit à la suivre comme le plus doux des chiens. » (315) L’album de jeunesse s’amuse avec la légende et propose en quelque sorte une suite en essayant de répondre à la question : si le dragon n’était pas tué, que deviendrait ce « doux chien » ? Un doux protecteur de fillette esseulée qui passe la nuit, enroulé en boule, sur un édredon. Décidément, les dragons ont tendance à finir dans le lit des petites filles qui les y ont attirés. N’est-ce pas ce qui arrive quand on a délié sa ceinture ? Tagada appelle son dragon « Arnold » : un nom bien masculin ! Tagada et Arnold sont heureux de partager la même chambre, le même lit. Alors, il n’est pas impossible de penser que, même si Arnold ne se transforme pas en jeune homme, il se joue quelque chose de la sexualité féminine naissante dans ce bonheur vécu à deux.

 

La sainte et le dragon

Une autre source à convoquer est celle des récits hagiographiques consacrés aux saints sauroctones : ils sont souvent attachés à un lieu précis qu’ils ont contribué à christianiser en le débarrassant du dragon qui terrorisait les habitants et les habitantes. L’entrée choisie conduit à privilégier plus particulièrement les vies de saintes. Elles sont beaucoup moins nombreuses que les hommes à dominer les dragons, mais certaines d’entre elles n’en ont pas moins acquis une certaine notoriété comme Marthe ou Marguerite, par exemple.

     Dans ce contexte religieux, les saintes et les saints domptent, maîtrisent plus qu’ils ne tuent ou éliminent le dragon. Mais cette volonté de surmonter le côté destructeur de l’être humain est plus marquée chez les femmes que chez les hommes. Si saint Georges est armé d’une lance, sainte Marthe n’a qu’une ceinture pour venir à bout de la Tarasque. Les sauroctones cherchent à rendre le monstre doux et obéissant. Car les forces qu’il représente, pour négatives qu’elles soient, participent de l’ordre du monde, pourvu qu’elles demeurent à leur place, dans les profondeurs de la terre, en équilibre avec les forces célestes.

     Si l’intertexte plus ou moins lointain dans lequel puisent certains albums a quelque chose à voir avec les récits hagiographiques consacrés aux saintes sauroctones, on peut se demander par quoi la religion est remplacée dans les productions contemporaines. Quand ils ne sont pas édités par des maisons qui font du prosélytisme, les livres pour enfants se doivent d’éliminer tout discours religieux au profit d’un discours humaniste partagé. Les textes hagiographiques peuvent donc se révéler de bons outils heuristiques pour suivre, à travers une sorte de processus de laïcisation, les transformations du couple fille-dragon et pour cerner le sens nouveau donné au monstre ailé, cracheur de feu. Nous nous appuierons, pour mener à bien cette lecture, sur deux albums assez différents l’un de l’autre.

 

Le dragon, un sujet de compassion

L’album La Petite fille et le dragon (Bassil, 1987 : n.p.) semble être, de tous les ouvrages rencontrés, celui qui reste le plus proche du modèle hagiographique. Le village est bouleversé par la présence d’un énorme dragon qui sévit dans la forêt proche. Il a déjà avalé des animaux, des enfants et des chasseurs venus pour le tuer. La situation paraît désespérée, lorsqu’une petite fille propose d’aller affronter la bête pour sauver ses parents. Si les parents ne sont pas d’accord, les villageoises et les villageois la poussent à partir. Malgré sa peur, elle réussit à dompter le dragon avec une rose rouge et de la tendresse. En retour, le dragon, touché, se met à aimer la fillette, mais ce sentiment nouveau le tue, un sourire sur son gros visage.

     Si on se réfère à la vie de sainte Marthe telle que nous la raconte Jacques de Voragine dans La Légende dorée (2004 : 554 et suivantes), l’album suit assez fidèlement les étapes canoniques. L’épisode de Marthe et du dragon s’ouvre par une longue description du monstre et de ses exactions. La Petite fille et le dragon présente également la bête et ses méfaits à travers le texte et le dessin. Mais, dans ce dernier cas, le dragon est dépeint de façon beaucoup plus sobre. Ce sont essentiellement son gigantisme et sa voracité qui sont mis de l’avant : la fiction pour enfants insiste particulièrement sur la puissance de son souffle, sur le bruit de ses pas. Vient ensuite la désignation de la sauroctone. Le choix de Marthe s’impose d’emblée, ses qualités évangélisatrices sont unanimement appréciées. La petite fille s’auto-désigne et son innocence fait ressortir la couardise des adultes. La confrontation avec le dragon aboutit dans les deux histoires à sa domination et chacune des protagonistes est munie d’attributs facilitateurs. La rose de la fillette comme la ceinture de sainte Marthe font contraste par leur fragilité naturelle avec la force du dragon et acquièrent ainsi une valeur magique. Enfin, le dragon devenu doux « comme une brebis » meurt dans les deux récits. Le peuple le tue à coups de lances et de pierres dans La Légende dorée sans comprendre qu’il est devenu inoffensif. Dans La Petite fille et le dragon, il meurt de sa propre mort, dans un excès d’amour, et l’album précise que, parmi tout ce monde joyeux, seule la petite fille a les larmes aux yeux. L’incompréhension court d’un texte à l’autre, personne ne semble percevoir l’union symbolique du féminin liée par la ceinture ou la rose au dragon qui a enfin consenti à renoncer à sa férocité, personne ne semble prendre à son compte cette autre manière de venir à bout des forces obscures, en les domptant et en les intégrant plutôt qu’en les détruisant brutalement.

     Si La Petite fille et le dragon respecte assez fidèlement la trame du récit hagiographique, peu d’allusions sont faites à la religion. Le lecteur ou la lectrice trouve tout de même au détour d’une page le passage suivant : « Les villageois entendirent ces battements [de cœur] si forts et crurent que c’étaient les pas pressés du dragon qui venait les manger. Ils se jetèrent à terre, ne sachant plus quoi faire, et se mirent à pleurer et à prier Dieu de leur pardonner. » (Bassil, 1987 : n.p.) La méchanceté du dragon n’est pas une incarnation diabolique, elle repose sur un malentendu : l’absence d’amour, de tendresse, en marginalisant le monstre, l’ont rendu agressif et violent. C’est donc à un sentiment de compassion (souffrir avec) que sont conviées les petites filles. Ce sentiment, dont l’origine est bien évidemment chrétienne, est à prendre ici dans sa version humaniste laïcisée. Et qui peut, mieux qu’une petite fille, transmettre cette leçon d’amour, elle qui incarne idéologiquement toutes les valeurs d’abnégation, de consolation, d’affection généralement dévolues aux femmes et plus particulièrement aux mères ?

 

Dragon contre petite fille : le combat du propre et du sale

D’autres ouvrages de littérature de jeunesse montrent des petites filles maîtrisant des dragons, mais le script d’actions de la sainte sauroctone y est traité de façon beaucoup plus relâchée. En prenant de la distance avec le modèle, les ouvrages tournent en dérision ses enjeux et s’autorisent de nombreuses licences. Par exemple, la petite fille doit maîtriser un dragon qui sent mauvais pour le rendre propre. Le combat du propre contre le sale est une thématique assez récurrente dans les albums. Le dragon devient alors un vecteur de la socialisation enfantine. Dans Gaston, tu sens pas bon ! (Besse, 2005), le héros dragonesque, Gaston, aide l’enfant à entrer dans les processus de civilisation en ce qui concerne l’hygiène du corps. Il n’est évidemment plus question d’évangélisation comme dans les récits de vies de saintes, mais il est tout de même intéressant de noter que l’on est passé de la pureté-propreté de l’âme, de la vierge immaculée à la propreté du corps. Dans l’album, en effet, il s’agit d’apprendre à dominer le corps, à le rendre propre à la vie en société, et ce n’est pas sans raison si ce rôle est dévolu à une fillette, c’est-à-dire une future mère.

     Le Dragon de Mimi (Guillaumond et Perrin, 2004) raconte également l’histoire d’un dragon qui ne sent pas bon et qu’une petite fille va parvenir à dominer. À l’instar du récit de la vie de sainte Marguerite (Voragine, 2004 : 500-504), cet album parle plutôt d’un dragon intérieur. Marguerite, enfermée dans un cachot, demande au Seigneur de lui montrer son ennemi. Apparaît un monstrueux dragon qui l’avale, mais, armée du signe de la croix, la sainte fait éclater la bête et sort indemne. Mimi, elle, reçoit un dragon pour l’anniversaire de ses 7 ans. C’est un dragon gigantesque, méchant, crachant le feu et qui ne sent pas bon. Comme toute bonne petite sauroctone, elle essaie de l’apprivoiser. Ce n’est pas facile : au détour d’une page, le dessin montre l’ombre du dragon comparable à celle d’un diable ! Mais Mimi finit par dompter cette force inquiétante. Elle feint d’abord le mépris et son dragon se laisse prendre, ulcéré de ne pouvoir attirer son attention. Aussi, quand elle lance, mine de rien : « Un dragon, ça devrait sentir bon… » (Guillaumond et Perrin, 2004 : 20), celui-ci veut-il absolument prendre un bain. Et c’est avec une machine à laver et non avec une croix que Mimi gagne son combat. Rétréci après un lavage à 90 degrés, le dragon rejoint sur l’étagère à peluches le tigre et le lion. À l’âge de raison, Mimi a appris à dominer la part d’animalité qui est en elle. La métaphore du dragon illustre le risque de « bestialisation » (Rivera, 1999 : 55 et suivantes) auquel sont soumis les petits humains qui ne parviennent pas à « s’apprivoiser », à se socialiser. Les petites filles plus que les petits garçons ont à être convaincues de la justesse du message, car c’est encore aujourd’hui à elles qu’incombe majoritairement l’éducation des enfants.

 

La fille-dragon

Le dernier modèle qui semble intéressant à analyser compte tenu du corpus est celui de la femme-dragon. Les textes auxquels on peut faire référence sollicitent les grands motifs folkloriques classiques et l’on pense, bien sûr, à l’histoire de Mélusine et à la multiplicité des variantes auxquelles elle a donné lieu. Dans ses Contes pour les gens de cour, Gautier Map, dont les écrits apportent un témoignage privilégié sur la littérature du XIIe siècle, raconte l’histoire d’Hennon aux grandes dents qui a épousé une belle jeune femme rencontrée dans un bois (1993 : 255-256). La mère du jeune homme s’étonne que la femme de ce dernier ne se rende à l’église qu’après l’aspersion. Elle l’espionne et découvre que, dans son bain, la belle épousée se change en dragon. Elle alerte son fils et le curé, qui asperge la femme d’eau bénite. Celle-ci s’envole alors à travers le toit de la maison en hurlant.

     Parmi les albums sélectionnés, Dragonella (Baker, 2001) mérite une attention particulière, car le modèle de la femme-dragon y est traité de façon singulière. Une dragonne et sa fille vivent cachées dans une maison, ne sortant que la nuit, se nourrissant de brindilles incandescentes. La petite Dragonella voudrait bien sortir quand il fait jour, mais sa maman le lui interdit, les dragons doivent rester cachés. Un jour, elle désobéit. Les voilà dehors. La mère en colère veut gronder sa fille et crache le feu pour la première fois. Dragonella s’émerveille de ce prodige ainsi que les petits curieux qui ont assisté à la scène et qui en redemandent. La mère s’exécute avec plaisir, retrouvant ses racines ancestrales. Elles décident alors de vivre en pleine lumière et de faire entrer le soleil dans la maison.

     Les femmes-dragons des contes étaient des êtres maléfiques, possédés par le diable et, comme dans « Hennon aux grandes dents », la religion était sollicitée pour en extirper le mal. Les stratégies sont tout autre dans Dragonella. L’ouvrage propose, avant la page de titre, une phrase en exergue tirée des Béatitudes : « Que votre lumière luise ainsi… » (Matthieu 5 : 16) La citation biblique laisse dans les points de suspension la référence plus précise à Dieu. Dans son incomplétude, la phrase sert alors de caution au récit à venir et valide les valeurs plus humanistes que religieuses à l’œuvre dans l’album. En effet, dans cet ouvrage, il n’y a aucune honte à être dragon : inutile de se cacher dans une maison sombre ou de se dissimuler sous une forme humaine comme dans les contes. Dragonella et sa maman doivent apprendre à s’accepter dans leur différence. Et pour faire partager cette vision des rapports humains, l’album raconte l’histoire du point de vue des dragons. Point n’est besoin, comme dans La Petite fille et le dragon, de deux protagonistes ; cette fois, un seul suffit : la petite fille et le dragon ne font plus qu’un. On assiste, d’une certaine façon, à la « dragonisation » de la fillette. Et c’est le dessin qui rend compte de ce processus. Il conserve à l’héroïne des caractéristiques humaines : tenue vestimentaire, style d’habitat, discours, par exemple. Mais il la dote également de caractéristiques dragonesques indiscutables : corps couvert d’écailles, ailes, longue queue, régime alimentaire. Jusque dans son prénom, la petite fille est devenue dragon. Le nom « Dragonella » la fait entrer dans le paradigme de « dragon », qui va de « dragonne » à « dragonnet » en passant par « dragonneau », même si la finale « ella » la rattache à la série des prénoms féminins qui se terminent de la même manière, comme Marinella ou Isabella.

     En mettant sur le devant de la scène le couple mère-fille, l’album, d’une certaine manière, promeut des configurations familiales différentes de la norme et provoquées par l’absence de père. Parti ou mort, l’homme de la famille n’est pas là. Mais, pour autant, les femmes qui restent ont un rôle à jouer. La lumière chaleureuse qu’elles portent dans leur ventre (Dragonella et sa maman ont un ventre lumineux), elles doivent la partager. Dragonisée, la petite fille découvre qu’elle est un être de lumière et qu’elle peut en éprouver de la fierté.

     La lecture de ces quelques ouvrages de littérature de jeunesse a montré combien la figure du dragon, mille fois « bricolée », a su s’adapter, comme ces bons vieux jouets qu’on se passe de génération en génération, aux lecteurs et aux lectrices d’aujourd’hui, et plus particulièrement aux petites filles. Elles le lui rendent bien d’ailleurs ! Dans le corpus que nous avons privilégié, les filles défendent souvent l’existence du dragon. Quand se pose la question de la croyance, elles répondent plutôt positivement. Dans La Chasse aux dragons, par exemple, la petite princesse doit affronter la condescendance blessante de ses frères : « Mais, ma pauvre amie, les dragons, ça n’existe pas. », « Il faut être bête comme une fille pour croire à ça ! » (Nève et Englebert, 2004 : 30) Or la petite fille, tout comme l’enfant qui lit, sait bien que c’est faux. Doucement, pour ne pas le réveiller, elle ouvre la porte et montre son dragon paisiblement endormi, puis abandonne ses frères stupéfaits sur le seuil, après leur avoir souhaité bonne nuit. Elle les a pris à leur propre piège. Au jeu de l’imagination, les garçons ne sont pas les plus forts ! Effectivement, c’est un domaine où la compétence des filles est culturellement reconnue. Se promenant sur la frontière entre le réel et le rêve, les petites filles pourraient reprendre à leur compte la phrase citée par le psychanalyste Octave Mannoni : « Je sais bien, mais quand même… » (1969 : 9-33) Car une croyance peut être abandonnée et conservée tout à la fois, et ceci, par le biais du désir qui l’aide à se maintenir malgré le démenti de la réalité. Le désir des filles fait vivre les dragons !

     En passant du domaine psychique au domaine ethnologique, on pourrait dire que les petites filles renouent avec la figure du meneur d’animaux (Van Gennep, cité dans Privat, 2001 : 331 et suivantes) en se l’appropriant. Le conjureur de rats est bien connu dans le folklore et dans la littérature à travers le conte du « Joueur de flûte d’Hamelin » (une vieille légende allemande retranscrite par les Grimm en 1816), par exemple. Mais dans les albums étudiés, les fillettes ne cherchent pas à se débarrasser des dragons, elles tiennent à les garder auprès d’elles. Et c’est ainsi que les petites filles deviennent des meneuses de dragons.

  • 1. Cet article a été publié en 2006 dans l’ouvrage Dragons. Entre sciences et fictions (Vinson, 2006 : 110-119). Au sujet de la présence des dragons dans la littérature de jeunesse contemporaine, voir Ribémont et Vilcot, 2004.

     La littérature de jeunesse contemporaine n’ignore pas les dragons, bien au contraire1. De multiples publications sont parues sur ce thème ces dernières années. Cet « animal » semble être considéré comme un excellent passeur pour entraîner le jeune lecteur ou la jeune lectrice dans le monde de l’imaginaire. Le dragon, comme on le sait, n’est pas un inconnu : il nous arrive du lointain des légendes et des mythes tout chargé de significations. Il est même encore présent dans certaines manifestations qui rythment la vie de la cité : à Tarascon, les derniers jours de juin, la Tarasque est promenée dans les rues de la ville. Et quand il n’a plus les honneurs d’une sortie rituelle, il n’est pas totalement oublié pour autant. À Metz, s’il n’y a plus de procession et de mois du dragon (Gueusquin, 1981), toute l’année, un superbe Graoully, suspendu dans les airs, plane au-dessus de la rue Taison… à deux pas de la librairie spécialisée en littérature de jeunesse !

     Mais, bien évidemment, en passant des légendes, des rites sacrés et des contes folkloriques aux livres pour enfants, le dragon s’est transformé. Quels sont les changements qui se sont opérés en ce qui concerne son hybridité constitutive ? Comment ce « nouveau » dragon joue-t-il de l’ordre de la nature et de la culture ? Que reste-t-il de l’ancien dragon dans le dragon contemporain ?

     « Le dragon est un phénomène historique dont les fonctions et les formes ont évolué », écrit Vladimir Propp dans Les Racines historiques du conte merveilleux (1983 : 369). Pour mieux cerner ce questionnement et éviter de nous perdre dans une production foisonnante, nous proposons de délimiter le corpus aux ouvrages où le héros est une héroïne. Donner le rôle principal à une fille dans un scénario qui, traditionnellement, fait la part belle au garçon n’est pas un choix que les auteurs et les autrices, encore aujourd’hui, font très facilement. Mais on peut faire l’hypothèse que lorsqu’on a une petite fille active en face d’un dragon, les modifications apportées à la figure du dragon seront significatives et en quelque sorte emblématiques de son évolution dans le champ de la littérature pour le jeune public.

     Du fonds ancien, on peut dégager une typologie relativement consensuelle dans sa généralité du rapport femme/dragon, construite autour des trois catégories modélisantes suivantes : la princesse et le dragon, la sainte et le dragon, la femme-dragon. Cette tripartition servira de cadre à l’analyse des rôles occupés par les petites filles et les dragons dans les nouvelles fictions pour la jeunesse étudiées ici. Une telle lecture nous conduira à solliciter les fonds légendaire ou mythologique à partir desquels ces « bricolages » culturels s’opèrent. Entre tradition et modernité, les « arrangements » sont nombreux et les recompositions extrêmement diversifiées. Les ouvrages choisis donnent une idée des jeux d’hybridation culturelle possibles.

 

La princesse et le dragon

Contrairement au trait traditionnel qui fait de la princesse un être passif donné en pâture ou en mariage (n’est-ce pas la même chose ?) au dragon, les fillettes de notre corpus, quand elles sont d’authentiques princesses, partent en quête du dragon de façon volontaire et réfléchie. Qu’implique ce changement d’importance comme transformations ?

 

Le dragon, un adjuvant de l’égalité des sexes

Les livres de jeunesse peuvent faire de l’inversion axiologique du personnage de la princesse une sorte de revendication explicite en forme de plaidoyer pour la défense des filles où le dragon occupe une place déterminante.

     Le roman Cendorine et les dragons (Wrede, 2004) emprunte ses motifs aux contes populaires et aux récits de chevalerie. Ainsi, dès le deuxième chapitre, pour bien marquer cette affiliation, le texte signale que l’héroïne se rend au royaume du Val-Perdu où elle rencontrera pour la première fois les dragons. Val-Perdu évoque les récits arthuriens et notamment Lancelot, grand spécialiste des combats de dragons : il en tue deux dans le Val sans Retour et un autre dans le Val des Faux Amants (Micha, 1978 : 280-288). Le renversement des valeurs du personnage de la princesse Cendorine, jeune fille décidée qui prend son destin en main, contamine d’autres motifs dont l’axiologie est modifiée. Les dragons peuvent être victimes de crises d’allergie, posséder une bibliothèque remplie de parchemins écrits en latin et aimer les crêpes Suzette. Le prince est un jeune homme ridicule. Confiné dans son rôle traditionnel, il cherche coûte que coûte à réaliser le script d’actions du tueur de dragon-sauveur de princesse en dépit de l’intéressée qui ne veut pas être délivrée. En effet, Cendorine fait voler en éclats les règles de la tradition en devenant une princesse captive volontaire pour échapper à sa condition de jeune fille bien élevée contrainte à la danse, à la broderie et au mariage arrangé. Dans la cité souterraine, elle a fort à faire pour déjouer les complots qui menacent le dragon qui a bien voulu la prendre à son service et, du coup, le monde des humains lui paraît bien terne à côté. Sa seule inquiétude est que son dragon ne veuille pas la garder et la renvoie chez elle, mais il a trop besoin d’elle !

     Le détournement systématique de certains éléments traditionnels, une princesse héroïne « moderne » et un prince « démodé » par exemple, n’exclut pas le maintien d’autres motifs classiques. La forêt est enchantée, les objets sont magiques et les potions ensorcellent : le merveilleux des contes est très présent. À cela, il faut ajouter des motifs qui articulent les traits nouveaux et anciens dans une sorte de procédé d’accumulation. Ce sont les dragons qui sont l’objet d’une telle combinaison. Il s’agit de ne rien perdre de l’imagerie connue, celle que l’on trouve répertoriée de nos jours dans les ouvrages savants comme le Dictionnaire des fées et du peuple invisible dans l’Occident païen (2003), de Catherine Rager. C’est pourquoi, bien que doués de spécificités inhabituelles, les dragons conservent néanmoins la plupart des caractères hérités des mythes et de la littérature médiévale. Ils sont énormes, recouverts d’écailles, « avec de longs crocs luisants et plusieurs cornes au front » (29). Ils crachent le feu, peuvent voler et certains ne rechignent pas à manger les princesses qu’ils ont enlevées quand l’occasion se présente. Ils gardent de fabuleux trésors dans leurs grottes et détiennent l’Eau de Jouvence.

     Bien différentes sont les transformations subies par le dragon de La Chasse au Dragon (Nève et Englebert, 2004). Dans cet album, la princesse ne peut pas participer à la fameuse chasse, car ses frères ne veulent pas d’elle : « Ce n’est pas l’affaire des filles ! », « Occupe-toi plutôt de ton bébé ! » (11) Le prince et son écuyer en imposent : ils ont revêtu leurs armures comme deux parfaits chevaliers. Mais, dès que les garçons sont partis, la fillette réagit : « Quels idiots ! se dit-elle. Ils se dirigent droit vers la forêt alors que tout le monde sait que les dragons adorent se baigner en été… » (15) La petite princesse présente comme un savoir partagé évident des connaissances liées au légendaire traditionnel qui associe régulièrement le thème de l’eau aux dragons. Le monstre gîte dans des zones sauvages, marécageuses. Quand, dans Tristan et Yseult (Mary, 1971 : 59-61), le héros demande à qui appartient le cri épouvantable qu’il entend, on lui répond qu’il s’agit d’une bête hideuse qui « repaire à deux lieues d’ici, dans la grande forêt, au lieu dit le Val d’Enfer où se trouve une caverne, non loin de crouliers et de marais » (60). Quand, après un combat épuisant, Tristan a coupé la langue du dragon, « il fait quelques pas et trébuche pâmé sur le bord d’un marais » (61). Ainsi, l’album fait résolument de la petite fille une « dragonologue » chevronnée, puisqu’effectivement le dragon se sèche au soleil près de la rivière.

     L’inversion axiologique du personnage féminin se double d’une inversion axiologique du dragon qui l’éloigne résolument des représentations antérieures. En apprenant le projet des garçons, l’« animal » est bien étonné qu’on veuille le chasser et même le manger ! Traditionnellement, c’est lui, le monstre dévoreur ! Dépourvu d’ailes et de griffes, ce dragon-là ne crache pas le feu et son ventre rebondi lui donne un air bien sympathique. Il est également muni d’une queue bien modeste. Or Brunetto Latini, l’un des encyclopédistes médiévaux les mieux connus, indique dans la rubrique « Dragon » de son Livre du Trésor (1980) que « cette queue possède une si grande force qu’il n’existe aucun être, si grand et si fort soit-il, qui puisse réchapper sans perdre la vie à l’étreinte de la queue du dragon » (184). Totalement inoffensif, le dragon de l’album ne recherche pas l’affrontement et souhaite se cacher. La fillette sait répondre à son désarroi et l’invite au château, où ils passent l’après-midi à jouer. Fi des combats masculins ! Fi des hauts faits d’armes où les épées plongent dans les gueules ouvertes (Roman de Tristan), où les guerriers en herbe (ceux de l’album) découpent les monstres en rondelles et les réduisent en bouillie ! Exclue de la chasse aux dragons aussi bien par ses frères que par les légendes traditionnelles, la petite princesse reprend certains thèmes dominants pour en faire un conte à sa façon.

     Ainsi, les deux ouvrages de littérature de jeunesse contemporaine dont il vient d’être question mêlent tradition et modernité et, par rapport au genre canonique des légendes et des contes folkloriques, affichent un caractère hybride. Ils transforment l’axiologie des personnages dominants, la princesse et le dragon notamment, ils modifient les thèmes et les motifs classiques, la chasse et le combat avec le dragon par exemple.

     Mais tous ces jeux culturels participent d’un changement profond que font subir les fictions enfantines analysées au dragon : son anthropomorphisation. À mesure que son aspect de monstre composite diminue, sa dimension humaine augmente. Les dragons de Cendorine parlent, portent un nom qui les différencie, éprouvent des sentiments. Certains d’entre eux possèdent des connaissances qu’ils ont acquises dans les livres. Quant au dragon de la petite princesse de La Chasse au dragon, il a perdu, comme nous l’avons montré, ses caractéristiques dragonesques classiques. Par contre il parle, aime le thé glacé, joue aux cartes et à chat perché.

     L’hybridité de ces nouveaux dragons est donc aussi à chercher dans la diminution de la part de nature qui les caractérisait jadis, dans le glissement progressif d’une monstruosité bestiale à une animalité humanisée. Le dragon fait de moins en moins peur aux princesses et au lecteur ou à la lectrice, car en se rapprochant des conduites humaines, il se « culturalise ».

     Pourquoi ces dragons humanisés plaisent-ils tant aux petites filles ? Cendorine « trouvait la vie au royaume des dragons absolument passionnante, et n’avait, pour le moment, aucune envie de s’en aller. Quant à se marier et à avoir des enfants, elle avait bien le temps d’y penser ! » (Wrede, 2004 : 239) Le dragon rend possible une autre vie que les filles peuvent mener hors des sentiers battus et des destins tout tracés. La petite princesse de La Chasse au dragon découvre elle aussi dans le dragon un compagnon en harmonie avec ses aspirations, plutôt qu’un garçon moqueur et méprisant : il ne déteste pas tenir dans ses bras une poupée et il adore écouter raconter des histoires. D’ailleurs, « ils s’amusaient si bien ensemble qu’en fin d’après-midi, ils jurèrent de rester amis pour la vie » (Nève et Englebert, 2004 : 24). Le dragon, ainsi retravaillé au prisme de l’égalité des sexes, devient alors un excellent adjuvant pour les filles dans leur conquête de la liberté.

 

Le dragon, un initiateur à la sexualité des petites filles

Les albums de notre corpus font du dragon un personnage qui permet aux petites filles d’apprivoiser une sexualité qui s’éveille.

     Dans les contes traditionnels, le motif de la belle enlevée par le dragon pour devenir sa femme est assez fréquent. Il arrive même que le dragon se transforme en prince charmant. C’est ce que raconte, par exemple, le conte suédois « La Fiancée du Lindorm » (Shuker, 1997 : 40 et suivantes). Une jeune fille est offerte en mariage à un dragon hideux. Elle accepte d’ôter ses vêtements, à condition que le monstre se débarrasse également de ses peaux. Lorsqu’ils sont nus l’un et l’autre, la prisonnière s’aperçoit qu’elle se trouve dans les bras d’un splendide jeune homme. Dans l’album La Chasse au dragon, ce motif est repris mais profondément modifié. À la fin de l’histoire, la petite princesse est enchantée par son nouvel ami dragon, elle lui offre une couronne et décide de partager son lit avec lui. Elle en fait son prince charmant ! Quand elle se glisse à ses côtés, dans les « draps roses et parfumés » du rêve (Nève et Englebert, 2004 : 32), il ronfle paisiblement, ne se réveille pas, ne se transforme pas en merveilleux jeune homme. C’est parfaitement inutile. Il est déjà merveilleux. Elle sait qu’il est un « garçon » selon son cœur. Tout au long de l’après-midi, ils ont découvert combien ils étaient faits l’un pour l’autre !

     Mais la longue marche du dragon n’en est pas terminée pour autant. Un pas est encore franchi avec Le Dragon de la princesse Tagada (Gossen, 2004 : n.p.), qui propose ce qui semble être l’ultime transformation à laquelle peut parvenir l’animal monstrueux qui terrorisait jadis les belles princesses. Tagada demande un dragon pour Noël. Et elle sait de quoi elle parle, elle veut un dragon « qui vole autour du château et qui crache du feu, pas une peluche comme l’année dernière ». Ses parents, le roi et la reine, ne veulent pas lui en offrir un : le père se retranche derrière la loi du genre « tout le monde sait que les princesses ne jouent pas avec les dragons », la mère, plus pragmatique, fait remarquer qu’« il brûlerait les rideaux et abîmerait les tapis ». Et « [p]our faire passer le temps », la petite princesse devient une véritable « dragonophile » : elle lit des histoires de dragons, dessine des dragons qu’elle affiche partout sur les murs de sa chambre, fait un dragon de neige dans le jardin. Bien sûr, Tagada finira par être écoutée : derrière le dragon de neige se cache « un petit dragon, un vrai de vrai ». Pas si vrai que cela en rapport avec la tradition. Il a perdu son gigantisme. Il ne pousse plus de hurlements terribles comme le dragon du roman de Tristan et Yseult, il a seulement l’air un peu sauvage et il grogne. Le dessin le montre tout en rondeur, avec des ailes minuscules. Il a toujours le corps vert et une crête orange le parcourt de la tête jusqu’au bout de la queue. Le seul trait « dragonesque » incontestable qui lui reste est son aptitude à cracher du feu. Cette caractéristique au demeurant n’effraie plus les adultes. Les parents sont seulement ennuyés, car ils craignent un incendie. Quant à la gouvernante, elle est si dégoûtée qu’elle saisit le dragon par la peau du cou et le jette dehors ! L’album utilise les mots du conte mais les référents ont totalement changé, en quelque sorte ils se sont banalisés. Le roi et la reine n’ont rien de majestueux, en pantoufles au coin du feu, ils lisent le soir à la veillée. L’intérieur du château ressemble à celui d’une maison bourgeoise. Le dragon fait penser à un gros chien. D’ailleurs, il sauvera Tagada qui s’est perdue dans la nuit froide de l’hiver. Comme un parfait Saint-Bernard, il réchauffera délicatement son corps transi et ramènera la fillette au château. En récompense, elle pourra le garder et il deviendra un dragon de compagnie.

     Les motifs et les thèmes traditionnels sont relégués dans le non-dit d’un intertexte qui affleure de temps en temps. Et si le dragon est encore présent, il a été domestiqué. Ce n’est plus à un processus d’anthropomorphisation qu’il a été soumis, mais bien plutôt à un processus de domestication. Il est devenu un animal familier et suit Tagada comme un fidèle toutou. Et c’est peut-être, paradoxalement, au moment où on l’attend le moins que le fonds légendaire fait retour une dernière fois. La légende de saint Georges, telle que nous la rapporte Jacques de Voragine (2004), signale que, le dragon vaincu, le héros demande à la jeune fille de mettre sa ceinture autour de l’encolure du monstre. Le texte dit alors : « Quand elle l’eut fait, le dragon se mit à la suivre comme le plus doux des chiens. » (315) L’album de jeunesse s’amuse avec la légende et propose en quelque sorte une suite en essayant de répondre à la question : si le dragon n’était pas tué, que deviendrait ce « doux chien » ? Un doux protecteur de fillette esseulée qui passe la nuit, enroulé en boule, sur un édredon. Décidément, les dragons ont tendance à finir dans le lit des petites filles qui les y ont attirés. N’est-ce pas ce qui arrive quand on a délié sa ceinture ? Tagada appelle son dragon « Arnold » : un nom bien masculin ! Tagada et Arnold sont heureux de partager la même chambre, le même lit. Alors, il n’est pas impossible de penser que, même si Arnold ne se transforme pas en jeune homme, il se joue quelque chose de la sexualité féminine naissante dans ce bonheur vécu à deux.

 

La sainte et le dragon

Une autre source à convoquer est celle des récits hagiographiques consacrés aux saints sauroctones : ils sont souvent attachés à un lieu précis qu’ils ont contribué à christianiser en le débarrassant du dragon qui terrorisait les habitants et les habitantes. L’entrée choisie conduit à privilégier plus particulièrement les vies de saintes. Elles sont beaucoup moins nombreuses que les hommes à dominer les dragons, mais certaines d’entre elles n’en ont pas moins acquis une certaine notoriété comme Marthe ou Marguerite, par exemple.

     Dans ce contexte religieux, les saintes et les saints domptent, maîtrisent plus qu’ils ne tuent ou éliminent le dragon. Mais cette volonté de surmonter le côté destructeur de l’être humain est plus marquée chez les femmes que chez les hommes. Si saint Georges est armé d’une lance, sainte Marthe n’a qu’une ceinture pour venir à bout de la Tarasque. Les sauroctones cherchent à rendre le monstre doux et obéissant. Car les forces qu’il représente, pour négatives qu’elles soient, participent de l’ordre du monde, pourvu qu’elles demeurent à leur place, dans les profondeurs de la terre, en équilibre avec les forces célestes.

     Si l’intertexte plus ou moins lointain dans lequel puisent certains albums a quelque chose à voir avec les récits hagiographiques consacrés aux saintes sauroctones, on peut se demander par quoi la religion est remplacée dans les productions contemporaines. Quand ils ne sont pas édités par des maisons qui font du prosélytisme, les livres pour enfants se doivent d’éliminer tout discours religieux au profit d’un discours humaniste partagé. Les textes hagiographiques peuvent donc se révéler de bons outils heuristiques pour suivre, à travers une sorte de processus de laïcisation, les transformations du couple fille-dragon et pour cerner le sens nouveau donné au monstre ailé, cracheur de feu. Nous nous appuierons, pour mener à bien cette lecture, sur deux albums assez différents l’un de l’autre.

 

Le dragon, un sujet de compassion

L’album La Petite fille et le dragon (Bassil, 1987 : n.p.) semble être, de tous les ouvrages rencontrés, celui qui reste le plus proche du modèle hagiographique. Le village est bouleversé par la présence d’un énorme dragon qui sévit dans la forêt proche. Il a déjà avalé des animaux, des enfants et des chasseurs venus pour le tuer. La situation paraît désespérée, lorsqu’une petite fille propose d’aller affronter la bête pour sauver ses parents. Si les parents ne sont pas d’accord, les villageoises et les villageois la poussent à partir. Malgré sa peur, elle réussit à dompter le dragon avec une rose rouge et de la tendresse. En retour, le dragon, touché, se met à aimer la fillette, mais ce sentiment nouveau le tue, un sourire sur son gros visage.

     Si on se réfère à la vie de sainte Marthe telle que nous la raconte Jacques de Voragine dans La Légende dorée (2004 : 554 et suivantes), l’album suit assez fidèlement les étapes canoniques. L’épisode de Marthe et du dragon s’ouvre par une longue description du monstre et de ses exactions. La Petite fille et le dragon présente également la bête et ses méfaits à travers le texte et le dessin. Mais, dans ce dernier cas, le dragon est dépeint de façon beaucoup plus sobre. Ce sont essentiellement son gigantisme et sa voracité qui sont mis de l’avant : la fiction pour enfants insiste particulièrement sur la puissance de son souffle, sur le bruit de ses pas. Vient ensuite la désignation de la sauroctone. Le choix de Marthe s’impose d’emblée, ses qualités évangélisatrices sont unanimement appréciées. La petite fille s’auto-désigne et son innocence fait ressortir la couardise des adultes. La confrontation avec le dragon aboutit dans les deux histoires à sa domination et chacune des protagonistes est munie d’attributs facilitateurs. La rose de la fillette comme la ceinture de sainte Marthe font contraste par leur fragilité naturelle avec la force du dragon et acquièrent ainsi une valeur magique. Enfin, le dragon devenu doux « comme une brebis » meurt dans les deux récits. Le peuple le tue à coups de lances et de pierres dans La Légende dorée sans comprendre qu’il est devenu inoffensif. Dans La Petite fille et le dragon, il meurt de sa propre mort, dans un excès d’amour, et l’album précise que, parmi tout ce monde joyeux, seule la petite fille a les larmes aux yeux. L’incompréhension court d’un texte à l’autre, personne ne semble percevoir l’union symbolique du féminin liée par la ceinture ou la rose au dragon qui a enfin consenti à renoncer à sa férocité, personne ne semble prendre à son compte cette autre manière de venir à bout des forces obscures, en les domptant et en les intégrant plutôt qu’en les détruisant brutalement.

     Si La Petite fille et le dragon respecte assez fidèlement la trame du récit hagiographique, peu d’allusions sont faites à la religion. Le lecteur ou la lectrice trouve tout de même au détour d’une page le passage suivant : « Les villageois entendirent ces battements [de cœur] si forts et crurent que c’étaient les pas pressés du dragon qui venait les manger. Ils se jetèrent à terre, ne sachant plus quoi faire, et se mirent à pleurer et à prier Dieu de leur pardonner. » (Bassil, 1987 : n.p.) La méchanceté du dragon n’est pas une incarnation diabolique, elle repose sur un malentendu : l’absence d’amour, de tendresse, en marginalisant le monstre, l’ont rendu agressif et violent. C’est donc à un sentiment de compassion (souffrir avec) que sont conviées les petites filles. Ce sentiment, dont l’origine est bien évidemment chrétienne, est à prendre ici dans sa version humaniste laïcisée. Et qui peut, mieux qu’une petite fille, transmettre cette leçon d’amour, elle qui incarne idéologiquement toutes les valeurs d’abnégation, de consolation, d’affection généralement dévolues aux femmes et plus particulièrement aux mères ?

 

Dragon contre petite fille : le combat du propre et du sale

D’autres ouvrages de littérature de jeunesse montrent des petites filles maîtrisant des dragons, mais le script d’actions de la sainte sauroctone y est traité de façon beaucoup plus relâchée. En prenant de la distance avec le modèle, les ouvrages tournent en dérision ses enjeux et s’autorisent de nombreuses licences. Par exemple, la petite fille doit maîtriser un dragon qui sent mauvais pour le rendre propre. Le combat du propre contre le sale est une thématique assez récurrente dans les albums. Le dragon devient alors un vecteur de la socialisation enfantine. Dans Gaston, tu sens pas bon ! (Besse, 2005), le héros dragonesque, Gaston, aide l’enfant à entrer dans les processus de civilisation en ce qui concerne l’hygiène du corps. Il n’est évidemment plus question d’évangélisation comme dans les récits de vies de saintes, mais il est tout de même intéressant de noter que l’on est passé de la pureté-propreté de l’âme, de la vierge immaculée à la propreté du corps. Dans l’album, en effet, il s’agit d’apprendre à dominer le corps, à le rendre propre à la vie en société, et ce n’est pas sans raison si ce rôle est dévolu à une fillette, c’est-à-dire une future mère.

     Le Dragon de Mimi (Guillaumond et Perrin, 2004) raconte également l’histoire d’un dragon qui ne sent pas bon et qu’une petite fille va parvenir à dominer. À l’instar du récit de la vie de sainte Marguerite (Voragine, 2004 : 500-504), cet album parle plutôt d’un dragon intérieur. Marguerite, enfermée dans un cachot, demande au Seigneur de lui montrer son ennemi. Apparaît un monstrueux dragon qui l’avale, mais, armée du signe de la croix, la sainte fait éclater la bête et sort indemne. Mimi, elle, reçoit un dragon pour l’anniversaire de ses 7 ans. C’est un dragon gigantesque, méchant, crachant le feu et qui ne sent pas bon. Comme toute bonne petite sauroctone, elle essaie de l’apprivoiser. Ce n’est pas facile : au détour d’une page, le dessin montre l’ombre du dragon comparable à celle d’un diable ! Mais Mimi finit par dompter cette force inquiétante. Elle feint d’abord le mépris et son dragon se laisse prendre, ulcéré de ne pouvoir attirer son attention. Aussi, quand elle lance, mine de rien : « Un dragon, ça devrait sentir bon… » (Guillaumond et Perrin, 2004 : 20), celui-ci veut-il absolument prendre un bain. Et c’est avec une machine à laver et non avec une croix que Mimi gagne son combat. Rétréci après un lavage à 90 degrés, le dragon rejoint sur l’étagère à peluches le tigre et le lion. À l’âge de raison, Mimi a appris à dominer la part d’animalité qui est en elle. La métaphore du dragon illustre le risque de « bestialisation » (Rivera, 1999 : 55 et suivantes) auquel sont soumis les petits humains qui ne parviennent pas à « s’apprivoiser », à se socialiser. Les petites filles plus que les petits garçons ont à être convaincues de la justesse du message, car c’est encore aujourd’hui à elles qu’incombe majoritairement l’éducation des enfants.

 

La fille-dragon

Le dernier modèle qui semble intéressant à analyser compte tenu du corpus est celui de la femme-dragon. Les textes auxquels on peut faire référence sollicitent les grands motifs folkloriques classiques et l’on pense, bien sûr, à l’histoire de Mélusine et à la multiplicité des variantes auxquelles elle a donné lieu. Dans ses Contes pour les gens de cour, Gautier Map, dont les écrits apportent un témoignage privilégié sur la littérature du XIIe siècle, raconte l’histoire d’Hennon aux grandes dents qui a épousé une belle jeune femme rencontrée dans un bois (1993 : 255-256). La mère du jeune homme s’étonne que la femme de ce dernier ne se rende à l’église qu’après l’aspersion. Elle l’espionne et découvre que, dans son bain, la belle épousée se change en dragon. Elle alerte son fils et le curé, qui asperge la femme d’eau bénite. Celle-ci s’envole alors à travers le toit de la maison en hurlant.

     Parmi les albums sélectionnés, Dragonella (Baker, 2001) mérite une attention particulière, car le modèle de la femme-dragon y est traité de façon singulière. Une dragonne et sa fille vivent cachées dans une maison, ne sortant que la nuit, se nourrissant de brindilles incandescentes. La petite Dragonella voudrait bien sortir quand il fait jour, mais sa maman le lui interdit, les dragons doivent rester cachés. Un jour, elle désobéit. Les voilà dehors. La mère en colère veut gronder sa fille et crache le feu pour la première fois. Dragonella s’émerveille de ce prodige ainsi que les petits curieux qui ont assisté à la scène et qui en redemandent. La mère s’exécute avec plaisir, retrouvant ses racines ancestrales. Elles décident alors de vivre en pleine lumière et de faire entrer le soleil dans la maison.

     Les femmes-dragons des contes étaient des êtres maléfiques, possédés par le diable et, comme dans « Hennon aux grandes dents », la religion était sollicitée pour en extirper le mal. Les stratégies sont tout autre dans Dragonella. L’ouvrage propose, avant la page de titre, une phrase en exergue tirée des Béatitudes : « Que votre lumière luise ainsi… » (Matthieu 5 : 16) La citation biblique laisse dans les points de suspension la référence plus précise à Dieu. Dans son incomplétude, la phrase sert alors de caution au récit à venir et valide les valeurs plus humanistes que religieuses à l’œuvre dans l’album. En effet, dans cet ouvrage, il n’y a aucune honte à être dragon : inutile de se cacher dans une maison sombre ou de se dissimuler sous une forme humaine comme dans les contes. Dragonella et sa maman doivent apprendre à s’accepter dans leur différence. Et pour faire partager cette vision des rapports humains, l’album raconte l’histoire du point de vue des dragons. Point n’est besoin, comme dans La Petite fille et le dragon, de deux protagonistes ; cette fois, un seul suffit : la petite fille et le dragon ne font plus qu’un. On assiste, d’une certaine façon, à la « dragonisation » de la fillette. Et c’est le dessin qui rend compte de ce processus. Il conserve à l’héroïne des caractéristiques humaines : tenue vestimentaire, style d’habitat, discours, par exemple. Mais il la dote également de caractéristiques dragonesques indiscutables : corps couvert d’écailles, ailes, longue queue, régime alimentaire. Jusque dans son prénom, la petite fille est devenue dragon. Le nom « Dragonella » la fait entrer dans le paradigme de « dragon », qui va de « dragonne » à « dragonnet » en passant par « dragonneau », même si la finale « ella » la rattache à la série des prénoms féminins qui se terminent de la même manière, comme Marinella ou Isabella.

     En mettant sur le devant de la scène le couple mère-fille, l’album, d’une certaine manière, promeut des configurations familiales différentes de la norme et provoquées par l’absence de père. Parti ou mort, l’homme de la famille n’est pas là. Mais, pour autant, les femmes qui restent ont un rôle à jouer. La lumière chaleureuse qu’elles portent dans leur ventre (Dragonella et sa maman ont un ventre lumineux), elles doivent la partager. Dragonisée, la petite fille découvre qu’elle est un être de lumière et qu’elle peut en éprouver de la fierté.

     La lecture de ces quelques ouvrages de littérature de jeunesse a montré combien la figure du dragon, mille fois « bricolée », a su s’adapter, comme ces bons vieux jouets qu’on se passe de génération en génération, aux lecteurs et aux lectrices d’aujourd’hui, et plus particulièrement aux petites filles. Elles le lui rendent bien d’ailleurs ! Dans le corpus que nous avons privilégié, les filles défendent souvent l’existence du dragon. Quand se pose la question de la croyance, elles répondent plutôt positivement. Dans La Chasse aux dragons, par exemple, la petite princesse doit affronter la condescendance blessante de ses frères : « Mais, ma pauvre amie, les dragons, ça n’existe pas. », « Il faut être bête comme une fille pour croire à ça ! » (Nève et Englebert, 2004 : 30) Or la petite fille, tout comme l’enfant qui lit, sait bien que c’est faux. Doucement, pour ne pas le réveiller, elle ouvre la porte et montre son dragon paisiblement endormi, puis abandonne ses frères stupéfaits sur le seuil, après leur avoir souhaité bonne nuit. Elle les a pris à leur propre piège. Au jeu de l’imagination, les garçons ne sont pas les plus forts ! Effectivement, c’est un domaine où la compétence des filles est culturellement reconnue. Se promenant sur la frontière entre le réel et le rêve, les petites filles pourraient reprendre à leur compte la phrase citée par le psychanalyste Octave Mannoni : « Je sais bien, mais quand même… » (1969 : 9-33) Car une croyance peut être abandonnée et conservée tout à la fois, et ceci, par le biais du désir qui l’aide à se maintenir malgré le démenti de la réalité. Le désir des filles fait vivre les dragons !

     En passant du domaine psychique au domaine ethnologique, on pourrait dire que les petites filles renouent avec la figure du meneur d’animaux (Van Gennep, cité dans Privat, 2001 : 331 et suivantes) en se l’appropriant. Le conjureur de rats est bien connu dans le folklore et dans la littérature à travers le conte du « Joueur de flûte d’Hamelin » (une vieille légende allemande retranscrite par les Grimm en 1816), par exemple. Mais dans les albums étudiés, les fillettes ne cherchent pas à se débarrasser des dragons, elles tiennent à les garder auprès d’elles. Et c’est ainsi que les petites filles deviennent des meneuses de dragons.

  • 1. Cet article a été publié en 2006 dans l’ouvrage Dragons. Entre sciences et fictions (Vinson, 2006 : 110-119). Au sujet de la présence des dragons dans la littérature de jeunesse contemporaine, voir Ribémont et Vilcot, 2004.
Auteur·e·s

Pour citer

Pour citer

Vinson, Marie-Christine, « Raconte-moi les dragons. Les filles et les dragons dans la littérature de jeunesse contemporaine », dans Ethnocritique, affiliation culturelle et littérature de jeunesse, 2024, https://ethnocritique.com/fr/article-dun-chapitre/44-raconte-moi-les-dr….

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