Le point de départ de cette réflexion est la découverte inattendue d’une illustration et d’un court texte rendant compte d’une pratique coutumière de genre charivarique dans un roman pour la jeunesse du XIXe siècle1. Paru en 1868 chez Hachette dans la Bibliothèque Rose, Diloy le chemineau, de la comtesse de Ségur, donne à voir et à lire aux jeunes lecteurs et aux jeunes lectrices une promenade à l’envers sur un âne ou « asouade », une scène rituellement organisée pour stigmatiser les maris battus par leurs femmes.
Dans une perspective d’histoire culturelle, l’analyse ethnocritique permettra de suivre, grâce à quelques exemples, la migration du Moyen Âge à nos jours de ce schème culturel. Dans un premier temps et comme en contrepoint, on se référera à divers documents ethnographiques et iconographiques pour cerner cette pratique coutumière médiévale encore attestée au XIXe siècle. Puis, en privilégiant le roman Diloy le chemineau, on verra comment la visée « éducative » et « moderne » de la fiction enfantine a folklorisé cette pratique populaire. Enfin, on notera que si la réappropriation fictionnelle de la chevauchée à rebours sur l’âne se rencontre encore aujourd’hui dans quelques productions pour la jeunesse, la fascination qu’elle exerce semble reposer sur l’aspect incongru et quasi incompréhensible du rite.
Dans son Manuel du folklore français contemporain (1937-1958), Arnold van Gennep signale que la promenade à rebours sur un âne ou asouade est « une dramatisation organisée pour les maris battus par leur femme ou qui se conduisent dans leurs ménages de manière plus féminine que masculine » (1976 : 618). Justice locale et populaire, elle sanctionne une transgression au code moral traditionnel et domestique. Dans son fameux livre de 1609, L’Origine des masques, Mommerie, bernez et revennez és jour gras de Caresmeprenant, menez sur l’asne à rebours et charivary, Claude Noirot, un juriste royal, propose une illustration ainsi qu’une description de la menée sur l’âne à rebours :
Le voisin de l’homme battu par sa femme, conduit sur un âne à rebours, est mené triomphant par une troupe de masques hideux et vêtements fantasques, brayant d’une voix confuse et insolente et se moquant de ce misérable éperdu, qui est déjà, par aventure, trop vivement tourmenté par la grêle domestique et ordinaire que lui dérobe le jugement, suivant de cette sorte avec passe, pots, soufflets, vieux halecrets, bouteilles, flacons, jambon, ce beau Silène chevauchant l’âne, environné de ces faunes et naïades qui hurlent. (50-512)
L’auteur précise encore un peu plus loin dans son texte que ce voisin « condamné à s’asseoir sur cette bête et à aller par la ville faire le sot accompagné de ses autres voisins déguisés et barbouillés […] crie sur cet âne à haute voix : Ce n’est pas pour mon fait, c’est pour celui de mon voisin. » (51) On voit que le mari battu peut être remplacé par son proche voisin. Ce recours ne peut s’expliquer par le refus de l’époux récalcitrant de se prêter à la mise en scène de la chevauchée (les charivariseurs ne reculent pas, en certains cas, devant la manière forte), il est plutôt à comprendre comme un manquement au devoir de contrôle social dont personne ne peut se tenir pour exclu (les droits et les devoirs de voisinage).
Quant à la gravure qui précède cette description, elle propose une représentation simplifiée et ordonnée de la scène : les personnages emblématiques (meneur, chevaucheur, porteur du soufflet) défilent sur un sol quadrillé. Ils sont à la parade et montrent un air réjoui. Même l’âne « mis au pas » semble sourire !
Le voisin qui joue le rôle du mari battu, le visage tourné vers la croupe, trône en buvant sur sa monture. Un fol s’active à l’arrière de l’âne et fait office de soufflacul. Les soufflets de carnaval, en inversant l’ordre du monde, redonnent l’âme par le bas. Mais c’est un fou sans foule. Et il faut bien joindre le texte au dessin pour avoir le bruit, la fureur liés à cette manifestation, entendre les injures, ressentir la pression de la foule rieuse, percevoir le grotesque des postures plus ou moins obscènes (comme le soufflacul). Cette obscénité burlesque est bien sûr à mettre en relation avec la Fête des Fous et la Fête de l’Âne (Van Gennep, 1998 : 3446-3465), qui constituent l’arrière-plan culturel de l’asouade comprise comme une sorte de parodia sacra.
La tension entre dessin et texte rend compte, dans une certaine mesure, de la double signification du rite. Il y a à la fois désordre rituel engendré par les bruits dissonants et le monde mis sens dessus dessous (monter à rebours) pour régler une inversion des normes sociales et un renversement des rôles (la hiérarchie homme/femme). Et il y aussi rétablissement de l’ordre réel en réinsérant dans la communauté celui qui s’en était exclu par une conduite mettant en danger les règles admises par tous. « Collectives, extériorisées, ritualisées, spectaculaires » (Fabre et Traimond, 1981 : 30), telles sont les techniques du contrôle social des conduites domestiques matrimoniales.
Un dessin publié dans le numéro de L’Illustration de 18473 apporte une nouvelle représentation de l’asouade, pratique encore vivante au XIXe siècle. Ce magazine illustré vise un lectorat cultivé, bourgeois et plutôt parisien. Pour tenir ce lectorat exigeant au courant de ce qui se passe, l’hebdomadaire accorde à l’image un rôle important. La chevauchée infâmante à rebours sur l’âne comme rite de stigmatisation est bien évidemment violente et brutale. Et l’image de L’Illustration valorise la virulence des charivariseurs et la solitude du charivarisé, honteux et recroquevillé sur son âne. Le public visé, le lectorat parisien, découvre, avec une méfiance certaine, les mœurs si particulières des campagnes françaises.
Ancienne, spectaculaire, parfois caractérisée par des faits d’obscénité, assez violente quand elle implique la participation forcée de la victime, l’asouade, pratique coutumière qui règle les dérégulations matrimoniales, semble n’avoir que peu de rapport avec la littérature de jeunesse. Et l’on peut s’étonner, à juste titre, de la référence à une telle manifestation rituelle dans Diloy le chemineau, un roman écrit par la comtesse de Ségur en 1868.
Avant la page où il est question de l’asouade, le roman présente deux personnages qui appartiennent à la lignée des hommes faibles, gouvernés par leurs femmes : Moutonnet et le père Robillard. La fiction les convoque tous les deux pour servir de contre-modèles comiques et rappeler la convention partagée par l’ensemble de la société de la supériorité de l’époux dans le mariage. Le texte se construit une figure de mari battu qui correspond à son système de valeurs : le rôle est tenu par un villageois, un dominé social, ce qui permet de grossir le trait, de renforcer le ridicule. On peut rire franchement. Et cela n’aurait été guère possible si la fonction avait été occupée par un représentant de la classe dominante. L’observation des mœurs paysannes peut devenir un moment éducatif efficace vécu sur le mode ludique aussi bien pour les petits aristocrates de la fiction que pour les petites lectrices et les petits lecteurs aisés des classes dominantes qui lisent les romans de la comtesse de Ségur.
L’asouade proprement dite occupe une page. Devant la crainte que Moutonnet exprime à l’égard de sa femme, le comte d’Alban, en homme d’expérience et en homme d’autorité (il est général), s’autorise à faire la morale et à rappeler ce qui arrive à « un mari qui a peur de sa femme » : « Le village se rassemble, on place le mari de gré ou de force sur le dos d’un âne, le visage du côté de la queue et on le promène dans tous les hameaux de la commune. » (Ségur, 1895 : 114) La description, brève, est donnée sous la forme d’une explication appauvrie : plus de théâtralisation festive, plus de bruits dissonants et de rires ambivalents, à la fois joyeux et sarcastiques. La violence est minorée et l’obscénité est censurée.
Dans cette asouade virtuelle (elle n’a pas véritablement lieu), le rite est réduit à n’être plus qu’une forme de chantage à l’obéissance, c’est-à-dire une correction annoncée par un adulte responsable (le comte, un dominant, un propriétaire) à un enfant immature (le villageois Moutonnet, une personne de la campagne) qui a besoin qu’on lui dise comment se comporter. Le dominant puérilise le « peuple » en transformant la coutume en pénitence. Et la coutume ainsi transformée peut réintégrer le monde de l’enfance où obéir est une vertu éducative. Enfin moralisée, elle n’est plus qu’une sorte de jeu dissuasif. Le processus de moralisation et de folklorisation à l’œuvre dans le texte désamorce la violence patente du rite. La manifestation n’est pas nommée par M. d’Alban. Sans nom, le rituel est compris, par les jeunes enfants du roman et par les jeunes enfants qui lisent le roman, comme une promenade amusante et curieuse qu’on aimerait expérimenter.
Le texte est accompagné d’une illustration de Castelli4 qui se trouve sur la même double page. La promenade à l’envers sur l’âne a retenu l’attention de l’artiste pour une vignette grand format, parce qu’il y voit une scène haute en couleur de la vie paysanne qui permet de croquer le mouvement des personnages et d’exploiter le côté comique de la situation. C’est un tableau pittoresque que l’illustration enferme dans un lieu géographique (le village) et dans un monde social (celui des paysans). Chacun est à sa place et joue son rôle. On est convié à rire de ce monde exubérant, provincial, mais on ne souhaite pas vraiment en faire partie, ce qui n’arrivera pas si l’on respecte l’ordre matrimonial.
La promenade à l’envers sur l’âne dans Diloy le chemineau n’est plus qu’une scène de genre, un motif culturel littéraire. Contre-exemple pour les enfants sages et civilisés, elle acquiert une portée didactique en montrant l’indispensable hiérarchie des sexes dans le couple. Sur le mode ludique, les jeunes lecteurs comme les jeunes lectrices apprennent le bon ordre social : le monde représenté par les petits aristocrates de la fiction ne doit pas se confondre avec le monde des villageois dont on découvre les agissements avec étonnement et même amusement. D’une certaine manière, le texte et l’illustration cherchent à faire comprendre que ne pas se conformer à l’ordre matrimonial de la domination masculine reviendrait à un véritable déclassement. De plus, dans ce dernier quart du XIXe siècle, les techniques de contrôle social se transforment : elles deviennent plus personnalisées et plus confidentielles. Dans la visée « éducative » et « moderne » de la fiction enfantine, le rite est devenu un rite de papier.
La chevauchée à rebours sur l’âne peut encore se rencontrer aujourd’hui : elle semble bien souvent étrange, inouïe et même si elle n’est pas toujours comprise, elle séduit. En elle, on perçoit la poésie d’une conduite ensauvagée.
Charivari (1998), d’Hortense Dufour, peut servir d’exemple. Ce roman pour la jeunesse, qui vise plutôt les adolescents et les adolescentes, donne à lire la reconstitution médiévale d’une promenade sur l’âne dans un récit mené tambour battant. Le dernier chapitre, intitulé « La promenade sur l’âne », raconte le remariage d’un veuf avec une toute jeune fille, une orpheline née d’une prostituée et élevée par un groupe de lavandières. Il s’agit déjà d’une situation charivarique. La fiction ajoute un nouvel élément : le soir des noces, on croit, mais c’est une méprise, que le veuf est battu par sa femme. Il ne peut alors échapper à une asouade. Pour narrativiser cette pratique coutumière, l’autrice convoque toute une imagerie médiévale qui repose plus ou moins sur des stéréotypes.
Le roman ne s’impose pas le respect d’une certaine vérité ethnographique, il cherche plutôt à confronter ses héros à la violence ensauvagée de l’asouade dans une sorte de télescopage entre loi coutumière et sentiment amoureux moderne. La chevauchée, avec son mélange tapageur de bouffonnerie et de cruauté et sa foule vociférante, ne semble plus être l’instrument du contrôle social, elle change de sens. Mise au service d’une esthétisation des sentiments amoureux, elle laisse la force de l’amour triompher et le couple se reformer : ils descendent de l’âne et interrompent le rituel.
Le roman d’Hortense Dufour est une fiction illustrée dont les dessins ont été réalisés par Blutch. Le chapitre 7 propose une illustration pleine page de la promenade sur l’âne. Cette illustration sombre entre en tension avec le texte. Elle donne aux participants de la promenade sur l’âne un aspect étrange, inquiétant. Par la diversité des masques, des déguisements, des instruments à faire de la musique et du bruit, la foule représentée rappelle celle qui mène le charivari dans Le Roman de Fauvel (de Bus, 1320), la plus ancienne attestation de cette pratique coutumière dans la littérature écrite française5. Mais ce que donne à voir Blutch, c’est une sorte de chevauchée sur l’âne « triste », à l’instar des « carnavals tristes » – celui de Bâle par exemple. L’arrière-plan est occupé par une foule dense, oppressante : une sorte de troupe masquée, ensauvagée (on distingue un masque d’ours, un autre portant de grandes cornes), venant d’un ailleurs inconnu, le royaume des morts. Pas de joie, pas de convivialité, une juxtaposition d’individus sans relation les uns avec les autres. Une esthétique du noir et blanc où le couple offre l’image de deux personnes liées l’une à l’autre et qui, seules, manifestent des émotions. Les sentiments amoureux pourraient alors être le dernier espoir possible.
Le logo des Éditions de Rouergue propose un autre exemple de migration de ce motif de la promenade à l’envers sur l’âne.
Cette galopade évoque – pour celui ou celle qui la connait – la promenade à l’envers sur l’âne. En effet, si la posture de celui qui monte l’animal est toujours la même, c’est à peu près tout ce qui reste de cette pratique coutumière. Le cavalier/lecteur n’est pas une victime. L’âne biblique et phallique est remplacé par une vache espiègle. Le rite est inconnu, sa fonction de contrôle social a disparu. Pas de dérision punitive orchestrée par une foule moqueuse et joyeuse. Le logo, lui, propose une manière de lire différente, c’est-à-dire une rupture avec la façon dominante de faire : découvrir d’autres façons de penser, de sentir, de comprendre. L’oralité communautaire (il n’y a pratiquement pas d’écrit dans le rituel de la chevauchée à rebours) a en quelque sorte laissé la place au monde de la littératie où, dans le tête-à-tête personnel avec le texte, chaque lecteur, chaque lectrice construit son propre rapport au monde.
Le dessin se découpe avec une grande netteté, entièrement noir sur un fond blanc. Il fait penser aux silhouettes projetées sur un écran dans le théâtre d’ombres. Ce qui est donné à voir, c’est l’ombre esthétisée d’un rite perdu. Exemple d’altérité anthropologique du proche, le rituel de la promenade sur l’âne est si éloigné de nos mœurs et de nos techniques de contrôle social qu’il s’est pratiquement effacé de la mémoire collective. Restent des traces, des traits que les artistes réassemblent et réinvestissent pour leur donner un sens nouveau.
Le point de départ de cette réflexion est la découverte inattendue d’une illustration et d’un court texte rendant compte d’une pratique coutumière de genre charivarique dans un roman pour la jeunesse du XIXe siècle1. Paru en 1868 chez Hachette dans la Bibliothèque Rose, Diloy le chemineau, de la comtesse de Ségur, donne à voir et à lire aux jeunes lecteurs et aux jeunes lectrices une promenade à l’envers sur un âne ou « asouade », une scène rituellement organisée pour stigmatiser les maris battus par leurs femmes.
Dans une perspective d’histoire culturelle, l’analyse ethnocritique permettra de suivre, grâce à quelques exemples, la migration du Moyen Âge à nos jours de ce schème culturel. Dans un premier temps et comme en contrepoint, on se référera à divers documents ethnographiques et iconographiques pour cerner cette pratique coutumière médiévale encore attestée au XIXe siècle. Puis, en privilégiant le roman Diloy le chemineau, on verra comment la visée « éducative » et « moderne » de la fiction enfantine a folklorisé cette pratique populaire. Enfin, on notera que si la réappropriation fictionnelle de la chevauchée à rebours sur l’âne se rencontre encore aujourd’hui dans quelques productions pour la jeunesse, la fascination qu’elle exerce semble reposer sur l’aspect incongru et quasi incompréhensible du rite.
Dans son Manuel du folklore français contemporain (1937-1958), Arnold van Gennep signale que la promenade à rebours sur un âne ou asouade est « une dramatisation organisée pour les maris battus par leur femme ou qui se conduisent dans leurs ménages de manière plus féminine que masculine » (1976 : 618). Justice locale et populaire, elle sanctionne une transgression au code moral traditionnel et domestique. Dans son fameux livre de 1609, L’Origine des masques, Mommerie, bernez et revennez és jour gras de Caresmeprenant, menez sur l’asne à rebours et charivary, Claude Noirot, un juriste royal, propose une illustration ainsi qu’une description de la menée sur l’âne à rebours :
Le voisin de l’homme battu par sa femme, conduit sur un âne à rebours, est mené triomphant par une troupe de masques hideux et vêtements fantasques, brayant d’une voix confuse et insolente et se moquant de ce misérable éperdu, qui est déjà, par aventure, trop vivement tourmenté par la grêle domestique et ordinaire que lui dérobe le jugement, suivant de cette sorte avec passe, pots, soufflets, vieux halecrets, bouteilles, flacons, jambon, ce beau Silène chevauchant l’âne, environné de ces faunes et naïades qui hurlent. (50-512)
L’auteur précise encore un peu plus loin dans son texte que ce voisin « condamné à s’asseoir sur cette bête et à aller par la ville faire le sot accompagné de ses autres voisins déguisés et barbouillés […] crie sur cet âne à haute voix : Ce n’est pas pour mon fait, c’est pour celui de mon voisin. » (51) On voit que le mari battu peut être remplacé par son proche voisin. Ce recours ne peut s’expliquer par le refus de l’époux récalcitrant de se prêter à la mise en scène de la chevauchée (les charivariseurs ne reculent pas, en certains cas, devant la manière forte), il est plutôt à comprendre comme un manquement au devoir de contrôle social dont personne ne peut se tenir pour exclu (les droits et les devoirs de voisinage).
Quant à la gravure qui précède cette description, elle propose une représentation simplifiée et ordonnée de la scène : les personnages emblématiques (meneur, chevaucheur, porteur du soufflet) défilent sur un sol quadrillé. Ils sont à la parade et montrent un air réjoui. Même l’âne « mis au pas » semble sourire !
Le voisin qui joue le rôle du mari battu, le visage tourné vers la croupe, trône en buvant sur sa monture. Un fol s’active à l’arrière de l’âne et fait office de soufflacul. Les soufflets de carnaval, en inversant l’ordre du monde, redonnent l’âme par le bas. Mais c’est un fou sans foule. Et il faut bien joindre le texte au dessin pour avoir le bruit, la fureur liés à cette manifestation, entendre les injures, ressentir la pression de la foule rieuse, percevoir le grotesque des postures plus ou moins obscènes (comme le soufflacul). Cette obscénité burlesque est bien sûr à mettre en relation avec la Fête des Fous et la Fête de l’Âne (Van Gennep, 1998 : 3446-3465), qui constituent l’arrière-plan culturel de l’asouade comprise comme une sorte de parodia sacra.
La tension entre dessin et texte rend compte, dans une certaine mesure, de la double signification du rite. Il y a à la fois désordre rituel engendré par les bruits dissonants et le monde mis sens dessus dessous (monter à rebours) pour régler une inversion des normes sociales et un renversement des rôles (la hiérarchie homme/femme). Et il y aussi rétablissement de l’ordre réel en réinsérant dans la communauté celui qui s’en était exclu par une conduite mettant en danger les règles admises par tous. « Collectives, extériorisées, ritualisées, spectaculaires » (Fabre et Traimond, 1981 : 30), telles sont les techniques du contrôle social des conduites domestiques matrimoniales.
Un dessin publié dans le numéro de L’Illustration de 18473 apporte une nouvelle représentation de l’asouade, pratique encore vivante au XIXe siècle. Ce magazine illustré vise un lectorat cultivé, bourgeois et plutôt parisien. Pour tenir ce lectorat exigeant au courant de ce qui se passe, l’hebdomadaire accorde à l’image un rôle important. La chevauchée infâmante à rebours sur l’âne comme rite de stigmatisation est bien évidemment violente et brutale. Et l’image de L’Illustration valorise la virulence des charivariseurs et la solitude du charivarisé, honteux et recroquevillé sur son âne. Le public visé, le lectorat parisien, découvre, avec une méfiance certaine, les mœurs si particulières des campagnes françaises.
Ancienne, spectaculaire, parfois caractérisée par des faits d’obscénité, assez violente quand elle implique la participation forcée de la victime, l’asouade, pratique coutumière qui règle les dérégulations matrimoniales, semble n’avoir que peu de rapport avec la littérature de jeunesse. Et l’on peut s’étonner, à juste titre, de la référence à une telle manifestation rituelle dans Diloy le chemineau, un roman écrit par la comtesse de Ségur en 1868.
Avant la page où il est question de l’asouade, le roman présente deux personnages qui appartiennent à la lignée des hommes faibles, gouvernés par leurs femmes : Moutonnet et le père Robillard. La fiction les convoque tous les deux pour servir de contre-modèles comiques et rappeler la convention partagée par l’ensemble de la société de la supériorité de l’époux dans le mariage. Le texte se construit une figure de mari battu qui correspond à son système de valeurs : le rôle est tenu par un villageois, un dominé social, ce qui permet de grossir le trait, de renforcer le ridicule. On peut rire franchement. Et cela n’aurait été guère possible si la fonction avait été occupée par un représentant de la classe dominante. L’observation des mœurs paysannes peut devenir un moment éducatif efficace vécu sur le mode ludique aussi bien pour les petits aristocrates de la fiction que pour les petites lectrices et les petits lecteurs aisés des classes dominantes qui lisent les romans de la comtesse de Ségur.
L’asouade proprement dite occupe une page. Devant la crainte que Moutonnet exprime à l’égard de sa femme, le comte d’Alban, en homme d’expérience et en homme d’autorité (il est général), s’autorise à faire la morale et à rappeler ce qui arrive à « un mari qui a peur de sa femme » : « Le village se rassemble, on place le mari de gré ou de force sur le dos d’un âne, le visage du côté de la queue et on le promène dans tous les hameaux de la commune. » (Ségur, 1895 : 114) La description, brève, est donnée sous la forme d’une explication appauvrie : plus de théâtralisation festive, plus de bruits dissonants et de rires ambivalents, à la fois joyeux et sarcastiques. La violence est minorée et l’obscénité est censurée.
Dans cette asouade virtuelle (elle n’a pas véritablement lieu), le rite est réduit à n’être plus qu’une forme de chantage à l’obéissance, c’est-à-dire une correction annoncée par un adulte responsable (le comte, un dominant, un propriétaire) à un enfant immature (le villageois Moutonnet, une personne de la campagne) qui a besoin qu’on lui dise comment se comporter. Le dominant puérilise le « peuple » en transformant la coutume en pénitence. Et la coutume ainsi transformée peut réintégrer le monde de l’enfance où obéir est une vertu éducative. Enfin moralisée, elle n’est plus qu’une sorte de jeu dissuasif. Le processus de moralisation et de folklorisation à l’œuvre dans le texte désamorce la violence patente du rite. La manifestation n’est pas nommée par M. d’Alban. Sans nom, le rituel est compris, par les jeunes enfants du roman et par les jeunes enfants qui lisent le roman, comme une promenade amusante et curieuse qu’on aimerait expérimenter.
Le texte est accompagné d’une illustration de Castelli4 qui se trouve sur la même double page. La promenade à l’envers sur l’âne a retenu l’attention de l’artiste pour une vignette grand format, parce qu’il y voit une scène haute en couleur de la vie paysanne qui permet de croquer le mouvement des personnages et d’exploiter le côté comique de la situation. C’est un tableau pittoresque que l’illustration enferme dans un lieu géographique (le village) et dans un monde social (celui des paysans). Chacun est à sa place et joue son rôle. On est convié à rire de ce monde exubérant, provincial, mais on ne souhaite pas vraiment en faire partie, ce qui n’arrivera pas si l’on respecte l’ordre matrimonial.
La promenade à l’envers sur l’âne dans Diloy le chemineau n’est plus qu’une scène de genre, un motif culturel littéraire. Contre-exemple pour les enfants sages et civilisés, elle acquiert une portée didactique en montrant l’indispensable hiérarchie des sexes dans le couple. Sur le mode ludique, les jeunes lecteurs comme les jeunes lectrices apprennent le bon ordre social : le monde représenté par les petits aristocrates de la fiction ne doit pas se confondre avec le monde des villageois dont on découvre les agissements avec étonnement et même amusement. D’une certaine manière, le texte et l’illustration cherchent à faire comprendre que ne pas se conformer à l’ordre matrimonial de la domination masculine reviendrait à un véritable déclassement. De plus, dans ce dernier quart du XIXe siècle, les techniques de contrôle social se transforment : elles deviennent plus personnalisées et plus confidentielles. Dans la visée « éducative » et « moderne » de la fiction enfantine, le rite est devenu un rite de papier.
La chevauchée à rebours sur l’âne peut encore se rencontrer aujourd’hui : elle semble bien souvent étrange, inouïe et même si elle n’est pas toujours comprise, elle séduit. En elle, on perçoit la poésie d’une conduite ensauvagée.
Charivari (1998), d’Hortense Dufour, peut servir d’exemple. Ce roman pour la jeunesse, qui vise plutôt les adolescents et les adolescentes, donne à lire la reconstitution médiévale d’une promenade sur l’âne dans un récit mené tambour battant. Le dernier chapitre, intitulé « La promenade sur l’âne », raconte le remariage d’un veuf avec une toute jeune fille, une orpheline née d’une prostituée et élevée par un groupe de lavandières. Il s’agit déjà d’une situation charivarique. La fiction ajoute un nouvel élément : le soir des noces, on croit, mais c’est une méprise, que le veuf est battu par sa femme. Il ne peut alors échapper à une asouade. Pour narrativiser cette pratique coutumière, l’autrice convoque toute une imagerie médiévale qui repose plus ou moins sur des stéréotypes.
Le roman ne s’impose pas le respect d’une certaine vérité ethnographique, il cherche plutôt à confronter ses héros à la violence ensauvagée de l’asouade dans une sorte de télescopage entre loi coutumière et sentiment amoureux moderne. La chevauchée, avec son mélange tapageur de bouffonnerie et de cruauté et sa foule vociférante, ne semble plus être l’instrument du contrôle social, elle change de sens. Mise au service d’une esthétisation des sentiments amoureux, elle laisse la force de l’amour triompher et le couple se reformer : ils descendent de l’âne et interrompent le rituel.
Le roman d’Hortense Dufour est une fiction illustrée dont les dessins ont été réalisés par Blutch. Le chapitre 7 propose une illustration pleine page de la promenade sur l’âne. Cette illustration sombre entre en tension avec le texte. Elle donne aux participants de la promenade sur l’âne un aspect étrange, inquiétant. Par la diversité des masques, des déguisements, des instruments à faire de la musique et du bruit, la foule représentée rappelle celle qui mène le charivari dans Le Roman de Fauvel (de Bus, 1320), la plus ancienne attestation de cette pratique coutumière dans la littérature écrite française5. Mais ce que donne à voir Blutch, c’est une sorte de chevauchée sur l’âne « triste », à l’instar des « carnavals tristes » – celui de Bâle par exemple. L’arrière-plan est occupé par une foule dense, oppressante : une sorte de troupe masquée, ensauvagée (on distingue un masque d’ours, un autre portant de grandes cornes), venant d’un ailleurs inconnu, le royaume des morts. Pas de joie, pas de convivialité, une juxtaposition d’individus sans relation les uns avec les autres. Une esthétique du noir et blanc où le couple offre l’image de deux personnes liées l’une à l’autre et qui, seules, manifestent des émotions. Les sentiments amoureux pourraient alors être le dernier espoir possible.
Le logo des Éditions de Rouergue propose un autre exemple de migration de ce motif de la promenade à l’envers sur l’âne.
Cette galopade évoque – pour celui ou celle qui la connait – la promenade à l’envers sur l’âne. En effet, si la posture de celui qui monte l’animal est toujours la même, c’est à peu près tout ce qui reste de cette pratique coutumière. Le cavalier/lecteur n’est pas une victime. L’âne biblique et phallique est remplacé par une vache espiègle. Le rite est inconnu, sa fonction de contrôle social a disparu. Pas de dérision punitive orchestrée par une foule moqueuse et joyeuse. Le logo, lui, propose une manière de lire différente, c’est-à-dire une rupture avec la façon dominante de faire : découvrir d’autres façons de penser, de sentir, de comprendre. L’oralité communautaire (il n’y a pratiquement pas d’écrit dans le rituel de la chevauchée à rebours) a en quelque sorte laissé la place au monde de la littératie où, dans le tête-à-tête personnel avec le texte, chaque lecteur, chaque lectrice construit son propre rapport au monde.
Le dessin se découpe avec une grande netteté, entièrement noir sur un fond blanc. Il fait penser aux silhouettes projetées sur un écran dans le théâtre d’ombres. Ce qui est donné à voir, c’est l’ombre esthétisée d’un rite perdu. Exemple d’altérité anthropologique du proche, le rituel de la promenade sur l’âne est si éloigné de nos mœurs et de nos techniques de contrôle social qu’il s’est pratiquement effacé de la mémoire collective. Restent des traces, des traits que les artistes réassemblent et réinvestissent pour leur donner un sens nouveau.
Vinson, Marie-Christine, « La promenade à l’envers sur l’âne. Une pratique coutumière, un motif folklorique, une scène de littérature de jeunesse », dans Ethnocritique, affiliation culturelle et littérature de jeunesse, 2024, “Ethno/lire”, https://ethnocritique.com/fr/article-dun-chapitre/51-la-promenade-lenve….
Bus, G. de, Le Roman de Fauvel, Paris, Bibliothèque Nationale de France, département des Manuscrits Français, 146, fol. 3, 1320.
Dufour, H., Charivari, Paris, Seuil, 1998.
Fabre, D. et B. Traimond, « Le Charivari gascon contemporain : un enjeu politique », dans J. Le Goff et J.-C. Schmitt (dir.), Le Charivari, Paris, EHESS, 1981, p. 23-32.
Noirot, C., L’Origine des masques, Mommerie, bernez et revennez ès jours gras de Caresmeprenant, menez sur l’asne à rebours et charivary, Lengres, J. Chauvetet, 1609.
Ségur, C. de, Diloy le chemineau, Paris, Hachette, 1895.
Van Gennep, A., Manuel de folklore français contemporain, T. 1, II, « Du Berceau à la tombe », Paris, A. et J. Picard, 1976.
Van Gennep, A., Manuel du folklore français contemporain, T. 1, VIII, « Cycle des douze jours de Noël aux rois », Paris, A. et J. Picard, 1998.
Vinson, M.-C., « La promenade à l’envers sur l’âne. Une pratique coutumière, un motif folklorique, une scène de littérature de jeunesse », dans A.-M. David et P. Popovic (dir.), Les Douze travaux du texte, Montréal, Figura UQAM, 2015, https://oic.uqam.ca/publications/article/la-promenade-a-lenvers-sur-lan….