Aller au contenu principal

La Fortune des Chats

La Fortune des Chats

La Fortune des Rougon serait-elle un nouveau conte du temps présent ? Certes, on le sait, Zola conteur ne goûte guère les contes lorsqu’il les juge à l’aune du vrai et du sens du réel, selon sa propre expression : 

Je connais des conteurs charmants, des fantaisistes adorables, des poètes en prose dont j’aime beaucoup les livres. Mais, ils ne se mêlent pas d’écrire des romans, et ils restent exquis, en dehors du vrai. 

L’écrivain s’interroge même sur la pertinence du vocable « roman » pour qualifier des œuvres naturalistes : 

Ce mot entraîne une idée de conte, d’affabulation, de fantaisie, qui jure singulièrement avec les procès-verbaux que nous dressons. 

Exit ainsi le conte du roman naturaliste ? Et si au contraire le conte participait de facto de l’expérimentation romanesque du monde, si le conte travaillait le roman et lui donnait cette aura d’ensauvagement culturel ou ce puissant surcroît d’imaginaire qui lui est propre, loin de l’affadir ou de l’affaiblir ? 

 

Il se fit conter le cas (p. 362) 

Les spécialistes de Zola ont souligné la place que tient le conte dans la « mosaïque » des genres constitutive de l’écriture du roman, son économie dramatique et méta-narrative : 

Les jeunes gens, jusqu’à cette nuit de trouble, avaient vécu une de ces naïves idylles qui naissent au milieu de la classe ouvrière, parmi ces déshérités, ces simples d’esprit, chez lesquels on retrouve encore parfois les amours primitives des anciens contes grecs.

Mais c’est déjà dire (en un langage à la fois romantique et typique de l’évolutionnisme culturel) la fascination trouble qu’exerce la romance sur l’imaginaire du roman. C’est signifier l’irruption de la pensée sauvage – ici la mantique de l’outre-monde – qu’elle autorise et libère : 

Leur idylle traversa les pluies glacées de décembre et les brûlantes sollicitations de juillet, sans glisser à la honte des amours communes ; elle garda son charme exquis de conte grec, son ardente pureté, tous ses balbutiements naïfs de la chair qui désire et qui ignore. Les morts, les vieux morts eux-mêmes, chuchotèrent vainement à leurs oreilles. (p. 306) 

La Fortune des Rougon fait aussi référence explicite aux licencieux « contes du dix‑huitième siècle » et surtout aux « contes de nourrice » ou encore aux « contes de bonne femme » et autres « histoires à dormir debout », fables présentées comme autant d’affabulations idéologiquement régressives et politiquement répressives : 

[…] Le plus grand nombre ne savait même pas ce dont il s’agissait ; ceux-là demeuraient aux extrémités de la ville, et ils écoutaient, bouche béante, comme un conte de nourrice, cette histoire de plusieurs milliers de bandits envahissant les rues et disparaissant avant le jour, ainsi qu’une armée de fantômes. (p. 349)

On prétendit […] que Macquart était prisonnier de Rougon, et que celui-ci le gardait dans un cachot humide, où il le laissait lentement mourir de faim. Cet horrible conte fit saluer Rougon jusqu’à terre. Ce fut ainsi que ce grotesque, ce bourgeois ventru, mou et blême, devint, en une nuit, un terrible monsieur dont personne n’osa plus rire. Il avait mis un pied dans le sang. Le peuple du vieux quartier resta muet d’effroi devant les morts. (p. 416) 

Peu à peu Silvère se laissait prendre à ce conte de bonne femme, et bientôt il délirait contre les ennemis de la République. – […] Et que comptent-ils faire des citoyens qu’ils arrêteront ? – Ce qu’ils comptent en faire ! répondait Macquart avec un petit rire sec, mais ils les fusilleront dans les basses fosses des prisons. (p. 222)

Et quand le texte veut signifier la manipulation discursive des faits, il recourt volontiers au conte comme genre de la tromperie délibérée et de la fourberie du logos narratif :

Rougon fut magnifique. Il amplifia encore, orna et dramatisa le récit qu’il avait conté à sa femme. La distribution des fusils et des cartouches fit haleter tout le monde. (p. 344)

Le conte est ainsi un piège, un piège mortel pour ceux qui conforment leur vie et leur représentation du monde aux charmes de sa rhétorique et aux faux-semblants de sa cosmologie.  Mais cette puissance du conte sur l’imaginaire des foules crédules n’est pas loin d’exercer aussi une belle diabolie ou une étrange renardie tout au long de ce récit d’un « long égorgement », et ce jusqu’à sa clausule :

[…] Le chiffon de satin rose, passé à la boutonnière de Pierre, n’était pas la seule tache rouge dans le triomphe des Rougon. Oublié sous le lit de la pièce voisine, se trouvait encore un soulier au talon sanglant. Le cierge qui brûlait auprès de M. Peirotte, de l’autre côté de la rue, saignait dans l’ombre comme une blessure ouverte. Et, au loin, au fond de l’aire Saint-Mittre, sur la pierre tombale, une mare de sang se caillait. (p. 451)

Ce final semble bien condenser comme dans un cauchemar des motifs de conte de fées traditionnels (et fameux) comme le couplage du soulier perdu et la boiterie initiatique d’une Cendrillon tragique avec la vision sinistre et nocturne des victimes égorgées par la barbarie triomphante : 

Elle prit […] la petite clef, et ouvrit en tremblant la porte du cabinet. D’abord elle ne vit rien, parce que les fenêtres étaient fermées ; après quelques moments, elle commença à voir que le plancher était tout couvert de sang caillé, dans lequel se miraient les corps de plusieurs femmes mortes, et attachées le long des murs (c’était toutes les femmes que la Barbe Bleue avait épousées et qu’il avait égorgées l’une après l’autre).

Une fragmentaire, épisodique, diffuse et comme subliminale ou latérale intertextualité et inter-généricité fabuleuse et conteuse sourd d’un réci qui flirte passim avec l’univers de la légende locale – « C’est ainsi que naquit à Plassans la légende des quarante et un bourgeois faisant mordre la poussière à trois mille insurgés » (p. 351) – avec le monde du mythico‑merveilleux et la vox populi du prodige politique – « Qui donc avait détourné la foudre ? Cela tenait du prodige. On parlait de sauveurs inconnus, d’une petite bande d’hommes qui avaient coupé la tête de l’hydre […] » (p. 350) – enfin avec une forme d’empoétisation subjective de la nature proche et mystérieuse :

La Viorne, grossie par les pluies, passait au-dessous d’eux, avec des bruits sourds et continus. En amont et en aval, au milieu des ténèbres amassées dans les creux, ils distinguaient les lignes noires des arbres poussés sur les rives ; çà et là, un rayon de lune glissait, mettant sur l’eau une traînée d’étain fondu qui En amont et en aval, au milieu des ténèbres amassées dans les creux, ils distinguaient les lignes noires des arbres poussés sur les rives ; çà et là, un rayon de lune glissait, mettant sur l’eau une traînée d’étain fondu qui luisait et s’agitait, comme un reflet de jour sur les écailles d’une bête vivante. Ces lueurs couraient avec un charme mystérieux le long de la coulée grisâtre du torrent, entre les fantômes vagues des feuillages. On eût dit une vallée enchantée, une merveilleuse retraite où vivait d’une vie étrange tout un peuple d’ombres et de clartés. (pp. 56-57)

On voit bien que se dialogisent subrepticement plusieurs points de vue sur le monde, plusieurs cosmologies que le récit hésite en fait à attribuer clairement et directement au narrateur, au personnage et/ou même à l’agentivité de la nature en son folklore propre – ici l’incertaine hybridation d’un locus amoenus et d’un locus terribilis

Il suffira d’évoquer quelques autres traits (innombrables à vrai dire) de cet ensauvagement indirect en citant ces mots ou expressions qui sont comme autant de micro-mondes qui étoilent le fond du récit : main chanceuse ou mauvaise chance, malchance et guignon, bonne ou mauvaise étoile, bonne ou mauvaise fortune aussi bien sûr, et tout l’arrière-plan d’une mantique écrite, dramatique et fatale qui à la fois construit le récit et que le récit superstitieux ne prend à son compte que par personnage(s) et/ou ethnotype(s) culturel(s) interposé(s) : 

Miette avait raison, cette pierre était pour elle. Cy gist Marie morte. Elle était morte, le bloc avait roulé sur elle. Alors, défaillant, il s’appuya sur la pierre glacée. Comme elle était tiède autrefois, lorsqu’ils jasaient, assis dans un coin, pendant les longues soirées ! […]. Il restait un peu d’elle, de son corps souple, dans cette empreinte. Et lui pensait que toutes ces choses étaient fatales, que cette pierre se trouvait à cette place pour qu’il pût y venir mourir, après y avoir aimé. (p. 37)

Le jeune ménage, resté seul maître de la maison, pensa qu’il avait enfin fixé la fortune. – Tu as vaincu mon guignon, disait parfois Félicité à son mari. Une des rares faiblesses de cette nature énergique était de se croire frappée de malchance. Jusque-là, prétendait-elle, rien ne leur avait réussi, à elle ni à son père, malgré leurs efforts. La superstition méridionale aidant, elle s’apprêtait à lutter contre la destinée, comme on lutte contre une personne en en chair et en os qui chercherait à vous étrangler. Les faits ne tardèrent pas à justifier étrangement ses appréhensions. Le guignon revint, implacable. Chaque année, un nouveau désastre ébranla la maison Rougon. Un banqueroutier lui emportait quelques milliers de francs ; les calculs probables sur l’abondance des récoltes devenaient faux par suite de circonstances incroyables ; les spéculations les plus sûres échouaient misérablement […] – Tu vois bien que je suis née sous une mauvaise étoile, disait amèrement Félicité. (pp. 101-102)

Comme si la textualité du récit fabriquait continûment une formation culturelle de compromis discursif – qui ne serait autre que le réalisme hétérophonique de la fiction. 

En effet La Fortune des Rougon ne cesse de multiplier les clins d’œil à des micro-motifs, à des personnages et à des micro-séquences narratives qui affilient ce roman à l’imagerie des contes traditionnels, fée, ogre, loup, louve, loup-garou et autre bestiaire verbal, mais aussi enfants dans la nuit et proches des morts, diables et diablesses, bûcherons et hommes sylvestres, paysans naïfs et forts comme des chênes géants, nobles de province, puits profonds, chant des fontaines ou bois sombres, clefs substituées, chambre interdite, miroir magique, villages et châteaux, « pluie de sang » (p. 390) et « pièces d’or » (passim), rondes de sorcières ou danses de cannibales, bref « drame féérique » (p. 349) ou « horrible conte » (p. 416). 

Il nous semble toutefois que La Fortune des Rougon fait un sort thématique et idéologique plus particulier à trois contes de Perrault (très à la mode au XIXe siècle), quitte évidemment à transformer les axiologies et à combiner les intrigues : 

 

 La Barbe bleue 

Grand, terriblement barbu, la face maigre, Macquart était la terreur des bonnes femmes du faubourg ; elles l’accusaient de manger des petits enfants tout crus. (p. 81)

Son mari fut à peine endormi, qu’elle se leva doucement, prit la clef du secrétaire dans la poche du gilet, et s’empara de la lettre, en faisant le moins de bruit possible. (p. 149)

Elle ferma la porte à double tour et jeta la clef dans le puits. Elle était certaine, de cette façon, que la porte ne la rendrait plus complice […]. La tombe était refermée. (p. 281)

 

 Le Petit Chaperon rouge 

Malheureuse ! je n’ai fait que des loups… toute une famille, toute une portée de loups… Il n’y avait qu’un pauvre enfant, et ils l’ont mangé ; chacun a donné son coup de dent ; ils ont encore du sang plein les lèvres… Ah ! les maudits ! (p. 432)

Dans les clartés rouges du couchant, la jeune fille se haussait vers lui. Le mur, à cet endroit, était bas, mais la hauteur se trouvait encore trop grande. Silvère se coucha sur le chaperon, la petite paysanne se dressa sur la pointe des pieds […]. (p. 261)

Elle levait vers lui une adorable tête, de grands yeux noirs, une bouche rouge […]. Il entendit un grand bruit de branches derrière le mur, et il vit apparaître, au-dessus du chaperon, une tête rieuse, ébouriffée, qui lui cria joyeusement : – C’est moi ! Et c’était Miette […]. (p. 284)

Ce faisant, Zola tend à s’approprier une plus-value symbolique (par inscription implicite dans un champ littéraire classique et populaire à la fois) et dans le même temps il confère à son récit une plus-value imaginaire par le jeu informulé de consonance entre la mémoire incorporée des contes dans le tissu du texte et dans une culture partagée par la plupart de ses lecteurs. Le romancier est-il pour autant en contradiction violente avec ses propres principes esthétiques et politiques ? Pas nécessairement. 

 

Les Maîtres Chats 

Si Le Maître Chat ou le Chat botté enfin et surtout entre dans la composition du roman, c’est tout simplement qu’il y a conte et conte, et que le motif merveilleux du conte n’exclut pas son réalisme voire son cynisme politique. Perrault lui-même joue de l’ambivalence énonciative et référentielle de ses récits (conte de nourrice et conte de bonne femme précisément si l’on en croit le frontispice et son auditoire bouche bée). Il en joue dans le titre général de son recueil en prose – Histoires ou contes du temps passé ; il en joue encore dans la lettre dédicatoire à Mademoiselle – « Il est vrai que ces contes donnent une image de ce qui se passe dans les moindres familles […] ; et le désir de connaître comment vivent les Peuples […] a poussé des Héros jusque dans des huttes et des cabanes, pour y voir de près et par eux-mêmes ce qui s’y passait de plus particulier » ; il en joue enfin dans les moralités en vers qui bouclent (et orientent) le parcours interprétatif du conte : 

Quelque que grand que soit l’avantage

De jouir d’un riche héritage

Venant à vous de père en fils,

Aux jeunes gens pour l’ordinaire,

L’industrie et le savoir-faire

Valent mieux que des biens acquis. 

En effet, le motif-clé du Chat Botté (un des contes les plus répandus en Europe et peut-être au-delà selon les folkloristes) est bel et bien une affaire de savoir-faire (et de savoir-dire). Zola aimait ce conte ; il en a d’ailleurs commenté une adaptation théâtrale dans un article publié en 1876 : 

J’ai vu, au théâtre de la Gaîté, Le Chat Botté, une féerie de MM. Blum et Tréfeu. Quels adorables contes que ces contes de Perrault. Ils ont une saveur de naïveté exquise […]. On n’a pas retrouvé cet accent si fin de bonhomie et de malice […]. Je sais bien que de nos jours on a trouvé Perrault immoral […]. On voudrait que le bon Dieu, la Providence et le reste fussent dans l’affaire. Ce merveilleux chat est un maître trompeur ; il ment avec un aplomb parfait, il dupe les petits et les grands. S’il y a une fortune mal acquise, c’est à coup sûr celle du Marquis de Carabas […] »

La conclusion du conte est que, en somme, pour réussir l’habileté vaut mieux que l’honnêteté :

O siècle pudique et moral […]. Pour que le conte fût exemplaire aujourd’hui, il faudrait y introduire un honnête prétendant […], un ingénieur de mœurs parfaites ayant conquis tous ses grades dans les concours et les examens […]. Pauvre Chat Botté, qui aimera encore ta grâce féline, ta sournoiserie pleine de sauts brusques, ton art de vivre, gros et gras, sur la paresse et sur la sottise humaine ? Tu es la vie, et c’est pour cela, heureusement, que tu es éternel. 

Je retiens trois grands points de convergence entre La Fortune et Le Maître Chat – outre des recoupements topiques et thématiques évidents et sans pertinence particulière a priori même s’ils courent à travers le récit et sont comme des phatiques de la signifiance d’ensemble (la campagne, le moulin, l’ogre, le notaire, le partage de l’héritage) : l’onomastique ; la quête des richesses doublée de la conquête des pouvoirs ; le motif de la ruse verbale et la violence de la duperie sociale.

(1) Les deux textes mettent en scène deux personnages quasi homonymes, l’un le Marquis de Carabas, l’autre le Marquis de Carnavant (lui-même paronyme de Carnaval, un Carnaval qui finit mal) même si dans le roman ce n’est pas le marquis déjà très appauvri qui sort riche et puissant de la bataille militaire, politique et symbolique qui se joue et qu’il essaie en vain d’orchestrer à son profit.

(2) Dans le conte comme dans le roman, il s’agit de s’enrichir matériellement (propriétés, biens immobiliers, rentes de situations, enfin luxe de la vie quotidienne – sur un mode aristocratique là, sur un mode bourgeois ici) et symboliquement (revanche sociale, pouvoirs politiques, titre de légitimité – anoblissement de facto pour le fils du meunier, légion d’honneur pour le fils du paysan). Les enjeux des différentes séquences narratives s’inscrivent ainsi dans une même perspective, même si le temps et le tempo du conte n’est pas le temps historique et erratique du roman (à Plassans la quête et conquête est incertaine et dure une vie entière ou presque). 

(3) Il s’agit de s’emparer du pouvoir par la force des armes et par force des mots. La force des faibles – Chat ou Rougon –, c’est le pouvoir de la ruse, stratagème et rhétorique. Le fils Pascal par exemple qui possède l’une mais pas l’autre est hors jeu (sa culture écrite et savante l’abstrait en quelque façon des évènements présents). Félicité par contre tient du marquis de Carnavant/Carabas par sa bâtardise supposée, suggérée, incorporée (elle a « des pieds et des mains de marquise » (p. 99) – sa mère « dans les premiers temps de son mariage, été intimement liée avec le marquis » (ibid.). Elle est hybride par sa naissance et sa condition, mi-marquise mi-chatte, mi-jeune fille, mi‑vieille femme aussi… Elle jouera (par délégation/captation de pouvoir)… et elle gagnera la partie.

En fait, ils sont trois chats à la manœuvre (je laisse ici de côté le cas ambigu mais passionnant du marquis lui-même, tout comme je ne prends pas en compte la contrepartie de l’idylle et sa fin tragique, fondamental bien sûr dans la structure narrative et politique du roman) : 

– Félicité 

Il y avait une ruse de chatte au fond de ses yeux noirs, étroits, pareils à des trous de vrille […]. Au fond, elle goûtait des jouissances exquises ; elle le tenait donc enfin, ce gros sournois ; elle en jouait comme une chatte joue d’une boule de papier ; et il tendait les mains pour qu’elle lui mît des menottes. (p. 388) 

– Eugène

Aristide accordait à son frère une grande habileté. Selon lui, ce gros garçon endormi ne sommeillait jamais que d’un œil, comme les chats à l’affût devant un trou de souris. (p. 135) 

– Pierre

Félicité coucha son mari avec toutes sortes de précautions. Elle l’appelait « pauvre chat » ; elle lui répétait qu’il ne devait pas se frapper l’imagination comme cela, et que tout finirait bien. (p. 366)

La matoiserie de Pierre – « les souplesses sournoises de son esprit » (p. 100) – s’est d’abord exercée à l’encontre de sa propre mère et de ses demi-frère et sœur – qu’il dépossède et spolie légalement, à la manière du Chat du conte, en jouant du secret et du mensonge : 

Il voulait tout. Il n’aurait pas partagé dix sous entre Ursule et Antoine […].  Il savait pouvoir disposer de sa mère comme d’une chose. Un matin, il la mena chez un notaire et lui fit signer un acte de vente. Elle récita au notaire la leçon qu’il plut à son fils de lui souffler. Le lendemain, le jeune homme lui fit mettre son nom au bas d’un reçu, dans lequel elle reconnaissait avoir touché cinquante mille francs, comme prix de l’enclos. Ce fut là son coup de génie, un acte de fripon. (p. 97)

À la conquête des pouvoirs économiques, politiques et financiers, ce génial « fripon » donc va mettre à son service les armes et munitions conventionnelles mais aussi la parole menaçante et rusée (rouerie, fourberie, trahison, sens de l’opportunité feront alors l’affaire, le moment attendu sinon prévu), lui le petit marchand de Plassans, vrai matou et futur seigneur du lieu. Comme le Chat du conte, les ruses du langage seront décisives (discours effronté, mensonger, risqué, discours sans foi ni loi mais discours madré et cadré), les insurgés de leur côté ayant la force sans le discours ni même l’intelligence concrète de la situation : 

Les mots : « Le cabinet de M. le maire, le fauteuil, le bureau de M. le maire », revenaient à chaque instant dans sa bouche et donnaient, pour les auditeurs, une grandeur merveilleuse à cette terrible scène […]. Rougon arriva enfin à l’épisode qu’il préparait depuis le commencement, et qui devait décidément le poser en héros […]. (p. 346)

Et la trahison de la parole donnée (à son bâtard de frère) suffira à maîtriser définitivement la situation et à asseoir sa légitimité, pouvoir de la force discursive et force discursive du pouvoir (sur un fond de peurs entretenues) : 

Quand on sut que Rougon avait arrêté son propre frère, l’admiration ne connut plus de bornes […]. À cette heure d’effroi mal dissipé, la reconnaissance fut unanime. On acceptait le sauveur Rougon sans le discuter. – Songez donc ! disaient les poltrons, ils n’étaient que quarante et un ! Ce chiffre de quarante et un bouleversa la ville. C’est ainsi que naquit à Plassans la légende des quarante et un bourgeois faisant mordre la poussière à trois mille insurgés. (pp. 350-351)

Eugène pour sa part a l’intelligence large et souple, le flair et aux aguets. Il sait feindre l’ignorance et garder les secrets. Bref c’est un habile, sans état d’âme : 

– Vous m’avez bien compris, mon père ? Là est notre fortune […]. – Je suivrai tes instructions fidèlement, répondit Rougon. […] – Pas de panique ni d’enthousiasme. Obéissez-moi en aveugle. (p. 137)

On croirait entendre le dialogue du Chat et de son maître : 

Le Chat dit à son Maistre, si vous voulez suivre mon conseil, votre fortune est faite : vous n’avez qu’à vous baigner dans la rivière, à l’endroit que je vous montrerai, et ensuite me laisser faire. Le Marquis de Carabas fit ce que son chat lui conseillait, sans savoir à quoi cela serait bon.

Félicité enfin (Pierre l’a épousée au terme d’une « manœuvre » toute d’« adresse prudente ») fait preuve d’une incomparable métis, « museau de fouine », « masque vivant de l’intrigue », « ambition active » et « se jugeant mal partagée par la fortune », « esprit délié » et « nez fin », « souple » et n’affrontant jamais les obstacles de front. En « bonne fée muette », elle va mener l’affaire, en secret et en plusieurs temps : 

Le soir, quand ils se retrouvaient seuls, Félicité lui disait : – Marche, ne crains rien. Nous sommes en bon chemin. (p. 128)

Elle résolut de faire l’ignorante. Cette tactique était excellente. À partir de ce jour, elle aida d’autant plus son mari qu’elle parut le faire en aveugle. (p. 151)

Elle l’appelait « pauvre chat » […]. Elle le mit doucement dehors, en lui faisant entendre qu’il fallait aller jusqu’au bout. (p. 390)

Son mari, surpris d’abord de la simplicité de son plan, qui consistait à payer d’audace, finit par y voir une tactique merveilleuse et par promettre de s’y conformer […]. (p. 389)

Ainsi, le triomphe de Maître Chat comme du « maître unique et absolu » de Plassans est-il bien le résultat d’une métis personnelle ou collective définie comme 

une forme d’intelligence et de pensée […] qui combine le flair, la sagacité, la prévision, la souplesse d’esprit, la feinte, la débrouillardise, l’attention vigilante, le sens de l’opportunité, des habiletés diverses, une expérience longuement acquise […]. L’action de la métis s’exerce sur un terrain mouvant, dans une situation incertaine et ambiguë […]. Être à l’aguet, à l’affût, sur le qui-vive, épier l’adversaire pour frapper au moment choisi […]. Ainsi, par certains côté, la métis s’oriente du côté de la ruse déloyale, du mensonge perfide, de la traîtrise […], métis du madré ou du coquin paré de l’inquiétant prestige d’une intelligence trop souple […]. Mais par d’autres elle apparaît plus précieuse que la force, la seule arme qui ait pouvoir d’assurer en toute circonstance la victoire et la domination sur autrui.

 

La métis à l’œuvre 

Le conte dans le roman joue ainsi un double rôle/jeu dans la fiction et dans la narration. Il apparaît d’abord et tout à la fois comme un savoir de la société et comme un savoir sur la société. L’affiliation du récit à la métis paradigmatique du Maître Chat en dit long et cru sur la maitrise du temps (sens du moment propice et posture d’anticipation prévoyante) et sur la traitrise des temps : 

À ces paroles, qu’elle avait habilement provoquées, Félicité lâcha le bras de son mari. Pierre ne fit plus mine de sortir. Grâce à sa femme, dont la savante tactique lui échappa d’ailleurs, et dont il ne soupçonna pas un instant la secrète complicité, il venait d’entrevoir tout un plan de campagne. (p. 173)

L’intelligence rusée des personnages à métis est ainsi toute entière tournée vers l’efficacité pratique et décisive. Elle suppose un sens de l’adaptation aux circonstances les plus incertaines comme les plus périlleuses, une disposition aussi à machiner des situations qui provoquent l’effet/les faits souhaités et les complicités nécessaires. Ce réalisme oblique est un art de la simulation et de la dissimulation (y compris verbale), une tactique habile et labile, une intelligence concrète et topique des situations (une prise sur les évènements nourrie d’expériences), une volonté têtue de renverser les rapports de force en sa faveur, quitte à louvoyer et à truander. Bref, « un combat sans trêve ni merci » (p. 102) : 

Selon Félicité, il fallait que la panique soufflât plus violente dans la ville […]. Un secret pressentiment, disait-elle, l’avertissait […]. Pierre, à voix très basse, communiqua à sa femme une idée qui venait de pousser dans son cerveau. – Oh ! non, non, murmura Félicité avec un frisson. Ce serait trop cruel. […]. Elle réfléchit, elle hésita, et, d’une voix troublée, elle balbutia : – Tu as peut-être raison. C’est à voir… Après tout, nous serions bien bêtes d’avoir des scrupules ; il s’agit pour nous d’une question de vie ou de mort… (pp. 389-390)

On conçoit que cette métis – antithèse parfaite de Thémis, déesse de la Justice, de la Loi et de l’Équité – soit une praxis ordinaire (le petit peuple « rit » volontiers de la « friponnerie » quand le petit joue un mauvais/bon tour à plus fort que lui) mais aussi une praxis ordinairement disqualifiée dans les discours officiels ou légitimes, fussent-ils parfaitement hypocrites, comme ici dans la bouche mielleuse de Pierre : 

Si ce que j’ai déjà fait paraît un gage suffisant de mon amour de l’ordre, je consens à me mettre à la tête d’une commission municipale, jusqu’à ce que les autorités régulières puissent être rétablies. Mais, pour qu’on ne m’accuse pas d’ambition, je ne rentrerai à la  mairie que rappelé par les instances de mes concitoyens. (p. 336)

Le conte apparaît en second lieu comme un savoir du roman (son encyclopédie intertextuelle si l’on veut), bien sûr, mais tout autant comme un précieux savoir pour le roman. S’il est vrai que « la narrativité conteuse est aussi quelque chose comme une métis », alors le narrateur de La Fortune des Rougon ne dit pas autre chose quand il décrit Félicité, la métis faite femme : « […] cette physionomie de naine futée était comme le masque vivant de l’intrigue […] » (p. 98). Encore convient-il d’admettre que ce type d’intelligence rusée qui coordonne trois pièges – les pièges de l’imagination, les pièges du besoin (la « fortune » ici) et les pièges du mouvement – suppose la coopération insue de l’ennemi et la complicité implicite du lecteur. En effet, le pragmatisme des intelligences rusées, sa raison pratique et topique, n’implique sa reconnaissance ipso facto comme habitus légitime ni dans le monde réel ni même dans l’herméneutique littéraire, fût-ce dans l’intelligence interprétative du roman dit réaliste. Les catégories culturelles de la métis, ses modes opératoires et son axiologie philosophique ou morale s’inscrivent en faux, de facto, et contre les prestiges du Logos éclairé (la pesée du sens pratique vs la pensée théorique du monde), et contre l’orthodoxie religieuse (la révérence due à l’Esprit vs les ruses de l’esprit malin) et contre les exigences politiques et éthiques du contrat social.

Cet ensauvagement du récit et de son interprétation n’est pas un hapax littéraire. Il était déjà dans l’écriture même de l’épilogue exemplaire du conte du Petit Poucet qui thématise la coexistence belligérante de deux cosmologies, et où le lecteur était placé par la ruse du récit dans l’ambiguïté d’un choix impossible (ou en trompe l’œil…) entre métis et thémis : 

Il alla droit à la maison de l’Ogre où il trouva sa femme qui pleurait auprès de ses filles égorgées. Votre mari, lui dit le petit Poucet, est en grand danger, car il a été pris par une troupe de voleurs qui ont juré de le tuer s’il ne leur donne tout son or et tout son argent. La bonne femme fort effrayée, lui donna aussitôt tout ce qu’elle avait […]. Le petit Poucet étant donc chargé de toutes les richesses de l’Ogre s’en revint au logis de son père, où il fut reçu avec bien de la joie. Il y a bien des gens qui ne demeurent pas d’accord de cette dernière circonstance, et qui prétendent que le petit Poucet n’a jamais fait ce vol à l’Ogre […]. Ces gens-là assurent le savoir de bonne part, et même pour avoir bu et mangé dans la maison du Bûcheron. Ils assurent que lorsque le petit Poucet eut chaussé les bottes de l’Ogre, il s’en alla à la Cour […]. Il alla, disent-ils, trouver le Roi, et lui dit que s’il le souhaitait, il lui rapporterait des nouvelles de l’armée avant la fin du jour. Le Roi lui promit une grosse somme d’argent […]. Après avoir fait pendant quelque temps le métier de courrier […], il revint chez son père […]. Il mit toute sa famille à son aise. Il acheta des offices de nouvelle création pour son père et pour ses frères ; et par là il les établit tous, et fit parfaitement bien sa Cour en même temps.

C’est ainsi qu’une part de la fortune littéraire de La Fortune des Rougon tient sans doute à l’inquiétante fascination de cette ingénieuse métis du récit zolien qui nous conte à sa façon une funeste métis dans le récit d’« une famille de bandits à l’affût, prêts à détrousser les événements » (p. 121). 

La Fortune des Rougon serait-elle un nouveau conte du temps présent ? Certes, on le sait, Zola conteur ne goûte guère les contes lorsqu’il les juge à l’aune du vrai et du sens du réel, selon sa propre expression : 

Je connais des conteurs charmants, des fantaisistes adorables, des poètes en prose dont j’aime beaucoup les livres. Mais, ils ne se mêlent pas d’écrire des romans, et ils restent exquis, en dehors du vrai. 

L’écrivain s’interroge même sur la pertinence du vocable « roman » pour qualifier des œuvres naturalistes : 

Ce mot entraîne une idée de conte, d’affabulation, de fantaisie, qui jure singulièrement avec les procès-verbaux que nous dressons. 

Exit ainsi le conte du roman naturaliste ? Et si au contraire le conte participait de facto de l’expérimentation romanesque du monde, si le conte travaillait le roman et lui donnait cette aura d’ensauvagement culturel ou ce puissant surcroît d’imaginaire qui lui est propre, loin de l’affadir ou de l’affaiblir ? 

 

Il se fit conter le cas (p. 362) 

Les spécialistes de Zola ont souligné la place que tient le conte dans la « mosaïque » des genres constitutive de l’écriture du roman, son économie dramatique et méta-narrative : 

Les jeunes gens, jusqu’à cette nuit de trouble, avaient vécu une de ces naïves idylles qui naissent au milieu de la classe ouvrière, parmi ces déshérités, ces simples d’esprit, chez lesquels on retrouve encore parfois les amours primitives des anciens contes grecs.

Mais c’est déjà dire (en un langage à la fois romantique et typique de l’évolutionnisme culturel) la fascination trouble qu’exerce la romance sur l’imaginaire du roman. C’est signifier l’irruption de la pensée sauvage – ici la mantique de l’outre-monde – qu’elle autorise et libère : 

Leur idylle traversa les pluies glacées de décembre et les brûlantes sollicitations de juillet, sans glisser à la honte des amours communes ; elle garda son charme exquis de conte grec, son ardente pureté, tous ses balbutiements naïfs de la chair qui désire et qui ignore. Les morts, les vieux morts eux-mêmes, chuchotèrent vainement à leurs oreilles. (p. 306) 

La Fortune des Rougon fait aussi référence explicite aux licencieux « contes du dix‑huitième siècle » et surtout aux « contes de nourrice » ou encore aux « contes de bonne femme » et autres « histoires à dormir debout », fables présentées comme autant d’affabulations idéologiquement régressives et politiquement répressives : 

[…] Le plus grand nombre ne savait même pas ce dont il s’agissait ; ceux-là demeuraient aux extrémités de la ville, et ils écoutaient, bouche béante, comme un conte de nourrice, cette histoire de plusieurs milliers de bandits envahissant les rues et disparaissant avant le jour, ainsi qu’une armée de fantômes. (p. 349)

On prétendit […] que Macquart était prisonnier de Rougon, et que celui-ci le gardait dans un cachot humide, où il le laissait lentement mourir de faim. Cet horrible conte fit saluer Rougon jusqu’à terre. Ce fut ainsi que ce grotesque, ce bourgeois ventru, mou et blême, devint, en une nuit, un terrible monsieur dont personne n’osa plus rire. Il avait mis un pied dans le sang. Le peuple du vieux quartier resta muet d’effroi devant les morts. (p. 416) 

Peu à peu Silvère se laissait prendre à ce conte de bonne femme, et bientôt il délirait contre les ennemis de la République. – […] Et que comptent-ils faire des citoyens qu’ils arrêteront ? – Ce qu’ils comptent en faire ! répondait Macquart avec un petit rire sec, mais ils les fusilleront dans les basses fosses des prisons. (p. 222)

Et quand le texte veut signifier la manipulation discursive des faits, il recourt volontiers au conte comme genre de la tromperie délibérée et de la fourberie du logos narratif :

Rougon fut magnifique. Il amplifia encore, orna et dramatisa le récit qu’il avait conté à sa femme. La distribution des fusils et des cartouches fit haleter tout le monde. (p. 344)

Le conte est ainsi un piège, un piège mortel pour ceux qui conforment leur vie et leur représentation du monde aux charmes de sa rhétorique et aux faux-semblants de sa cosmologie.  Mais cette puissance du conte sur l’imaginaire des foules crédules n’est pas loin d’exercer aussi une belle diabolie ou une étrange renardie tout au long de ce récit d’un « long égorgement », et ce jusqu’à sa clausule :

[…] Le chiffon de satin rose, passé à la boutonnière de Pierre, n’était pas la seule tache rouge dans le triomphe des Rougon. Oublié sous le lit de la pièce voisine, se trouvait encore un soulier au talon sanglant. Le cierge qui brûlait auprès de M. Peirotte, de l’autre côté de la rue, saignait dans l’ombre comme une blessure ouverte. Et, au loin, au fond de l’aire Saint-Mittre, sur la pierre tombale, une mare de sang se caillait. (p. 451)

Ce final semble bien condenser comme dans un cauchemar des motifs de conte de fées traditionnels (et fameux) comme le couplage du soulier perdu et la boiterie initiatique d’une Cendrillon tragique avec la vision sinistre et nocturne des victimes égorgées par la barbarie triomphante : 

Elle prit […] la petite clef, et ouvrit en tremblant la porte du cabinet. D’abord elle ne vit rien, parce que les fenêtres étaient fermées ; après quelques moments, elle commença à voir que le plancher était tout couvert de sang caillé, dans lequel se miraient les corps de plusieurs femmes mortes, et attachées le long des murs (c’était toutes les femmes que la Barbe Bleue avait épousées et qu’il avait égorgées l’une après l’autre).

Une fragmentaire, épisodique, diffuse et comme subliminale ou latérale intertextualité et inter-généricité fabuleuse et conteuse sourd d’un réci qui flirte passim avec l’univers de la légende locale – « C’est ainsi que naquit à Plassans la légende des quarante et un bourgeois faisant mordre la poussière à trois mille insurgés » (p. 351) – avec le monde du mythico‑merveilleux et la vox populi du prodige politique – « Qui donc avait détourné la foudre ? Cela tenait du prodige. On parlait de sauveurs inconnus, d’une petite bande d’hommes qui avaient coupé la tête de l’hydre […] » (p. 350) – enfin avec une forme d’empoétisation subjective de la nature proche et mystérieuse :

La Viorne, grossie par les pluies, passait au-dessous d’eux, avec des bruits sourds et continus. En amont et en aval, au milieu des ténèbres amassées dans les creux, ils distinguaient les lignes noires des arbres poussés sur les rives ; çà et là, un rayon de lune glissait, mettant sur l’eau une traînée d’étain fondu qui En amont et en aval, au milieu des ténèbres amassées dans les creux, ils distinguaient les lignes noires des arbres poussés sur les rives ; çà et là, un rayon de lune glissait, mettant sur l’eau une traînée d’étain fondu qui luisait et s’agitait, comme un reflet de jour sur les écailles d’une bête vivante. Ces lueurs couraient avec un charme mystérieux le long de la coulée grisâtre du torrent, entre les fantômes vagues des feuillages. On eût dit une vallée enchantée, une merveilleuse retraite où vivait d’une vie étrange tout un peuple d’ombres et de clartés. (pp. 56-57)

On voit bien que se dialogisent subrepticement plusieurs points de vue sur le monde, plusieurs cosmologies que le récit hésite en fait à attribuer clairement et directement au narrateur, au personnage et/ou même à l’agentivité de la nature en son folklore propre – ici l’incertaine hybridation d’un locus amoenus et d’un locus terribilis

Il suffira d’évoquer quelques autres traits (innombrables à vrai dire) de cet ensauvagement indirect en citant ces mots ou expressions qui sont comme autant de micro-mondes qui étoilent le fond du récit : main chanceuse ou mauvaise chance, malchance et guignon, bonne ou mauvaise étoile, bonne ou mauvaise fortune aussi bien sûr, et tout l’arrière-plan d’une mantique écrite, dramatique et fatale qui à la fois construit le récit et que le récit superstitieux ne prend à son compte que par personnage(s) et/ou ethnotype(s) culturel(s) interposé(s) : 

Miette avait raison, cette pierre était pour elle. Cy gist Marie morte. Elle était morte, le bloc avait roulé sur elle. Alors, défaillant, il s’appuya sur la pierre glacée. Comme elle était tiède autrefois, lorsqu’ils jasaient, assis dans un coin, pendant les longues soirées ! […]. Il restait un peu d’elle, de son corps souple, dans cette empreinte. Et lui pensait que toutes ces choses étaient fatales, que cette pierre se trouvait à cette place pour qu’il pût y venir mourir, après y avoir aimé. (p. 37)

Le jeune ménage, resté seul maître de la maison, pensa qu’il avait enfin fixé la fortune. – Tu as vaincu mon guignon, disait parfois Félicité à son mari. Une des rares faiblesses de cette nature énergique était de se croire frappée de malchance. Jusque-là, prétendait-elle, rien ne leur avait réussi, à elle ni à son père, malgré leurs efforts. La superstition méridionale aidant, elle s’apprêtait à lutter contre la destinée, comme on lutte contre une personne en en chair et en os qui chercherait à vous étrangler. Les faits ne tardèrent pas à justifier étrangement ses appréhensions. Le guignon revint, implacable. Chaque année, un nouveau désastre ébranla la maison Rougon. Un banqueroutier lui emportait quelques milliers de francs ; les calculs probables sur l’abondance des récoltes devenaient faux par suite de circonstances incroyables ; les spéculations les plus sûres échouaient misérablement […] – Tu vois bien que je suis née sous une mauvaise étoile, disait amèrement Félicité. (pp. 101-102)

Comme si la textualité du récit fabriquait continûment une formation culturelle de compromis discursif – qui ne serait autre que le réalisme hétérophonique de la fiction. 

En effet La Fortune des Rougon ne cesse de multiplier les clins d’œil à des micro-motifs, à des personnages et à des micro-séquences narratives qui affilient ce roman à l’imagerie des contes traditionnels, fée, ogre, loup, louve, loup-garou et autre bestiaire verbal, mais aussi enfants dans la nuit et proches des morts, diables et diablesses, bûcherons et hommes sylvestres, paysans naïfs et forts comme des chênes géants, nobles de province, puits profonds, chant des fontaines ou bois sombres, clefs substituées, chambre interdite, miroir magique, villages et châteaux, « pluie de sang » (p. 390) et « pièces d’or » (passim), rondes de sorcières ou danses de cannibales, bref « drame féérique » (p. 349) ou « horrible conte » (p. 416). 

Il nous semble toutefois que La Fortune des Rougon fait un sort thématique et idéologique plus particulier à trois contes de Perrault (très à la mode au XIXe siècle), quitte évidemment à transformer les axiologies et à combiner les intrigues : 

 

 La Barbe bleue 

Grand, terriblement barbu, la face maigre, Macquart était la terreur des bonnes femmes du faubourg ; elles l’accusaient de manger des petits enfants tout crus. (p. 81)

Son mari fut à peine endormi, qu’elle se leva doucement, prit la clef du secrétaire dans la poche du gilet, et s’empara de la lettre, en faisant le moins de bruit possible. (p. 149)

Elle ferma la porte à double tour et jeta la clef dans le puits. Elle était certaine, de cette façon, que la porte ne la rendrait plus complice […]. La tombe était refermée. (p. 281)

 

 Le Petit Chaperon rouge 

Malheureuse ! je n’ai fait que des loups… toute une famille, toute une portée de loups… Il n’y avait qu’un pauvre enfant, et ils l’ont mangé ; chacun a donné son coup de dent ; ils ont encore du sang plein les lèvres… Ah ! les maudits ! (p. 432)

Dans les clartés rouges du couchant, la jeune fille se haussait vers lui. Le mur, à cet endroit, était bas, mais la hauteur se trouvait encore trop grande. Silvère se coucha sur le chaperon, la petite paysanne se dressa sur la pointe des pieds […]. (p. 261)

Elle levait vers lui une adorable tête, de grands yeux noirs, une bouche rouge […]. Il entendit un grand bruit de branches derrière le mur, et il vit apparaître, au-dessus du chaperon, une tête rieuse, ébouriffée, qui lui cria joyeusement : – C’est moi ! Et c’était Miette […]. (p. 284)

Ce faisant, Zola tend à s’approprier une plus-value symbolique (par inscription implicite dans un champ littéraire classique et populaire à la fois) et dans le même temps il confère à son récit une plus-value imaginaire par le jeu informulé de consonance entre la mémoire incorporée des contes dans le tissu du texte et dans une culture partagée par la plupart de ses lecteurs. Le romancier est-il pour autant en contradiction violente avec ses propres principes esthétiques et politiques ? Pas nécessairement. 

 

Les Maîtres Chats 

Si Le Maître Chat ou le Chat botté enfin et surtout entre dans la composition du roman, c’est tout simplement qu’il y a conte et conte, et que le motif merveilleux du conte n’exclut pas son réalisme voire son cynisme politique. Perrault lui-même joue de l’ambivalence énonciative et référentielle de ses récits (conte de nourrice et conte de bonne femme précisément si l’on en croit le frontispice et son auditoire bouche bée). Il en joue dans le titre général de son recueil en prose – Histoires ou contes du temps passé ; il en joue encore dans la lettre dédicatoire à Mademoiselle – « Il est vrai que ces contes donnent une image de ce qui se passe dans les moindres familles […] ; et le désir de connaître comment vivent les Peuples […] a poussé des Héros jusque dans des huttes et des cabanes, pour y voir de près et par eux-mêmes ce qui s’y passait de plus particulier » ; il en joue enfin dans les moralités en vers qui bouclent (et orientent) le parcours interprétatif du conte : 

Quelque que grand que soit l’avantage

De jouir d’un riche héritage

Venant à vous de père en fils,

Aux jeunes gens pour l’ordinaire,

L’industrie et le savoir-faire

Valent mieux que des biens acquis. 

En effet, le motif-clé du Chat Botté (un des contes les plus répandus en Europe et peut-être au-delà selon les folkloristes) est bel et bien une affaire de savoir-faire (et de savoir-dire). Zola aimait ce conte ; il en a d’ailleurs commenté une adaptation théâtrale dans un article publié en 1876 : 

J’ai vu, au théâtre de la Gaîté, Le Chat Botté, une féerie de MM. Blum et Tréfeu. Quels adorables contes que ces contes de Perrault. Ils ont une saveur de naïveté exquise […]. On n’a pas retrouvé cet accent si fin de bonhomie et de malice […]. Je sais bien que de nos jours on a trouvé Perrault immoral […]. On voudrait que le bon Dieu, la Providence et le reste fussent dans l’affaire. Ce merveilleux chat est un maître trompeur ; il ment avec un aplomb parfait, il dupe les petits et les grands. S’il y a une fortune mal acquise, c’est à coup sûr celle du Marquis de Carabas […] »

La conclusion du conte est que, en somme, pour réussir l’habileté vaut mieux que l’honnêteté :

O siècle pudique et moral […]. Pour que le conte fût exemplaire aujourd’hui, il faudrait y introduire un honnête prétendant […], un ingénieur de mœurs parfaites ayant conquis tous ses grades dans les concours et les examens […]. Pauvre Chat Botté, qui aimera encore ta grâce féline, ta sournoiserie pleine de sauts brusques, ton art de vivre, gros et gras, sur la paresse et sur la sottise humaine ? Tu es la vie, et c’est pour cela, heureusement, que tu es éternel. 

Je retiens trois grands points de convergence entre La Fortune et Le Maître Chat – outre des recoupements topiques et thématiques évidents et sans pertinence particulière a priori même s’ils courent à travers le récit et sont comme des phatiques de la signifiance d’ensemble (la campagne, le moulin, l’ogre, le notaire, le partage de l’héritage) : l’onomastique ; la quête des richesses doublée de la conquête des pouvoirs ; le motif de la ruse verbale et la violence de la duperie sociale.

(1) Les deux textes mettent en scène deux personnages quasi homonymes, l’un le Marquis de Carabas, l’autre le Marquis de Carnavant (lui-même paronyme de Carnaval, un Carnaval qui finit mal) même si dans le roman ce n’est pas le marquis déjà très appauvri qui sort riche et puissant de la bataille militaire, politique et symbolique qui se joue et qu’il essaie en vain d’orchestrer à son profit.

(2) Dans le conte comme dans le roman, il s’agit de s’enrichir matériellement (propriétés, biens immobiliers, rentes de situations, enfin luxe de la vie quotidienne – sur un mode aristocratique là, sur un mode bourgeois ici) et symboliquement (revanche sociale, pouvoirs politiques, titre de légitimité – anoblissement de facto pour le fils du meunier, légion d’honneur pour le fils du paysan). Les enjeux des différentes séquences narratives s’inscrivent ainsi dans une même perspective, même si le temps et le tempo du conte n’est pas le temps historique et erratique du roman (à Plassans la quête et conquête est incertaine et dure une vie entière ou presque). 

(3) Il s’agit de s’emparer du pouvoir par la force des armes et par force des mots. La force des faibles – Chat ou Rougon –, c’est le pouvoir de la ruse, stratagème et rhétorique. Le fils Pascal par exemple qui possède l’une mais pas l’autre est hors jeu (sa culture écrite et savante l’abstrait en quelque façon des évènements présents). Félicité par contre tient du marquis de Carnavant/Carabas par sa bâtardise supposée, suggérée, incorporée (elle a « des pieds et des mains de marquise » (p. 99) – sa mère « dans les premiers temps de son mariage, été intimement liée avec le marquis » (ibid.). Elle est hybride par sa naissance et sa condition, mi-marquise mi-chatte, mi-jeune fille, mi‑vieille femme aussi… Elle jouera (par délégation/captation de pouvoir)… et elle gagnera la partie.

En fait, ils sont trois chats à la manœuvre (je laisse ici de côté le cas ambigu mais passionnant du marquis lui-même, tout comme je ne prends pas en compte la contrepartie de l’idylle et sa fin tragique, fondamental bien sûr dans la structure narrative et politique du roman) : 

– Félicité 

Il y avait une ruse de chatte au fond de ses yeux noirs, étroits, pareils à des trous de vrille […]. Au fond, elle goûtait des jouissances exquises ; elle le tenait donc enfin, ce gros sournois ; elle en jouait comme une chatte joue d’une boule de papier ; et il tendait les mains pour qu’elle lui mît des menottes. (p. 388) 

– Eugène

Aristide accordait à son frère une grande habileté. Selon lui, ce gros garçon endormi ne sommeillait jamais que d’un œil, comme les chats à l’affût devant un trou de souris. (p. 135) 

– Pierre

Félicité coucha son mari avec toutes sortes de précautions. Elle l’appelait « pauvre chat » ; elle lui répétait qu’il ne devait pas se frapper l’imagination comme cela, et que tout finirait bien. (p. 366)

La matoiserie de Pierre – « les souplesses sournoises de son esprit » (p. 100) – s’est d’abord exercée à l’encontre de sa propre mère et de ses demi-frère et sœur – qu’il dépossède et spolie légalement, à la manière du Chat du conte, en jouant du secret et du mensonge : 

Il voulait tout. Il n’aurait pas partagé dix sous entre Ursule et Antoine […].  Il savait pouvoir disposer de sa mère comme d’une chose. Un matin, il la mena chez un notaire et lui fit signer un acte de vente. Elle récita au notaire la leçon qu’il plut à son fils de lui souffler. Le lendemain, le jeune homme lui fit mettre son nom au bas d’un reçu, dans lequel elle reconnaissait avoir touché cinquante mille francs, comme prix de l’enclos. Ce fut là son coup de génie, un acte de fripon. (p. 97)

À la conquête des pouvoirs économiques, politiques et financiers, ce génial « fripon » donc va mettre à son service les armes et munitions conventionnelles mais aussi la parole menaçante et rusée (rouerie, fourberie, trahison, sens de l’opportunité feront alors l’affaire, le moment attendu sinon prévu), lui le petit marchand de Plassans, vrai matou et futur seigneur du lieu. Comme le Chat du conte, les ruses du langage seront décisives (discours effronté, mensonger, risqué, discours sans foi ni loi mais discours madré et cadré), les insurgés de leur côté ayant la force sans le discours ni même l’intelligence concrète de la situation : 

Les mots : « Le cabinet de M. le maire, le fauteuil, le bureau de M. le maire », revenaient à chaque instant dans sa bouche et donnaient, pour les auditeurs, une grandeur merveilleuse à cette terrible scène […]. Rougon arriva enfin à l’épisode qu’il préparait depuis le commencement, et qui devait décidément le poser en héros […]. (p. 346)

Et la trahison de la parole donnée (à son bâtard de frère) suffira à maîtriser définitivement la situation et à asseoir sa légitimité, pouvoir de la force discursive et force discursive du pouvoir (sur un fond de peurs entretenues) : 

Quand on sut que Rougon avait arrêté son propre frère, l’admiration ne connut plus de bornes […]. À cette heure d’effroi mal dissipé, la reconnaissance fut unanime. On acceptait le sauveur Rougon sans le discuter. – Songez donc ! disaient les poltrons, ils n’étaient que quarante et un ! Ce chiffre de quarante et un bouleversa la ville. C’est ainsi que naquit à Plassans la légende des quarante et un bourgeois faisant mordre la poussière à trois mille insurgés. (pp. 350-351)

Eugène pour sa part a l’intelligence large et souple, le flair et aux aguets. Il sait feindre l’ignorance et garder les secrets. Bref c’est un habile, sans état d’âme : 

– Vous m’avez bien compris, mon père ? Là est notre fortune […]. – Je suivrai tes instructions fidèlement, répondit Rougon. […] – Pas de panique ni d’enthousiasme. Obéissez-moi en aveugle. (p. 137)

On croirait entendre le dialogue du Chat et de son maître : 

Le Chat dit à son Maistre, si vous voulez suivre mon conseil, votre fortune est faite : vous n’avez qu’à vous baigner dans la rivière, à l’endroit que je vous montrerai, et ensuite me laisser faire. Le Marquis de Carabas fit ce que son chat lui conseillait, sans savoir à quoi cela serait bon.

Félicité enfin (Pierre l’a épousée au terme d’une « manœuvre » toute d’« adresse prudente ») fait preuve d’une incomparable métis, « museau de fouine », « masque vivant de l’intrigue », « ambition active » et « se jugeant mal partagée par la fortune », « esprit délié » et « nez fin », « souple » et n’affrontant jamais les obstacles de front. En « bonne fée muette », elle va mener l’affaire, en secret et en plusieurs temps : 

Le soir, quand ils se retrouvaient seuls, Félicité lui disait : – Marche, ne crains rien. Nous sommes en bon chemin. (p. 128)

Elle résolut de faire l’ignorante. Cette tactique était excellente. À partir de ce jour, elle aida d’autant plus son mari qu’elle parut le faire en aveugle. (p. 151)

Elle l’appelait « pauvre chat » […]. Elle le mit doucement dehors, en lui faisant entendre qu’il fallait aller jusqu’au bout. (p. 390)

Son mari, surpris d’abord de la simplicité de son plan, qui consistait à payer d’audace, finit par y voir une tactique merveilleuse et par promettre de s’y conformer […]. (p. 389)

Ainsi, le triomphe de Maître Chat comme du « maître unique et absolu » de Plassans est-il bien le résultat d’une métis personnelle ou collective définie comme 

une forme d’intelligence et de pensée […] qui combine le flair, la sagacité, la prévision, la souplesse d’esprit, la feinte, la débrouillardise, l’attention vigilante, le sens de l’opportunité, des habiletés diverses, une expérience longuement acquise […]. L’action de la métis s’exerce sur un terrain mouvant, dans une situation incertaine et ambiguë […]. Être à l’aguet, à l’affût, sur le qui-vive, épier l’adversaire pour frapper au moment choisi […]. Ainsi, par certains côté, la métis s’oriente du côté de la ruse déloyale, du mensonge perfide, de la traîtrise […], métis du madré ou du coquin paré de l’inquiétant prestige d’une intelligence trop souple […]. Mais par d’autres elle apparaît plus précieuse que la force, la seule arme qui ait pouvoir d’assurer en toute circonstance la victoire et la domination sur autrui.

 

La métis à l’œuvre 

Le conte dans le roman joue ainsi un double rôle/jeu dans la fiction et dans la narration. Il apparaît d’abord et tout à la fois comme un savoir de la société et comme un savoir sur la société. L’affiliation du récit à la métis paradigmatique du Maître Chat en dit long et cru sur la maitrise du temps (sens du moment propice et posture d’anticipation prévoyante) et sur la traitrise des temps : 

À ces paroles, qu’elle avait habilement provoquées, Félicité lâcha le bras de son mari. Pierre ne fit plus mine de sortir. Grâce à sa femme, dont la savante tactique lui échappa d’ailleurs, et dont il ne soupçonna pas un instant la secrète complicité, il venait d’entrevoir tout un plan de campagne. (p. 173)

L’intelligence rusée des personnages à métis est ainsi toute entière tournée vers l’efficacité pratique et décisive. Elle suppose un sens de l’adaptation aux circonstances les plus incertaines comme les plus périlleuses, une disposition aussi à machiner des situations qui provoquent l’effet/les faits souhaités et les complicités nécessaires. Ce réalisme oblique est un art de la simulation et de la dissimulation (y compris verbale), une tactique habile et labile, une intelligence concrète et topique des situations (une prise sur les évènements nourrie d’expériences), une volonté têtue de renverser les rapports de force en sa faveur, quitte à louvoyer et à truander. Bref, « un combat sans trêve ni merci » (p. 102) : 

Selon Félicité, il fallait que la panique soufflât plus violente dans la ville […]. Un secret pressentiment, disait-elle, l’avertissait […]. Pierre, à voix très basse, communiqua à sa femme une idée qui venait de pousser dans son cerveau. – Oh ! non, non, murmura Félicité avec un frisson. Ce serait trop cruel. […]. Elle réfléchit, elle hésita, et, d’une voix troublée, elle balbutia : – Tu as peut-être raison. C’est à voir… Après tout, nous serions bien bêtes d’avoir des scrupules ; il s’agit pour nous d’une question de vie ou de mort… (pp. 389-390)

On conçoit que cette métis – antithèse parfaite de Thémis, déesse de la Justice, de la Loi et de l’Équité – soit une praxis ordinaire (le petit peuple « rit » volontiers de la « friponnerie » quand le petit joue un mauvais/bon tour à plus fort que lui) mais aussi une praxis ordinairement disqualifiée dans les discours officiels ou légitimes, fussent-ils parfaitement hypocrites, comme ici dans la bouche mielleuse de Pierre : 

Si ce que j’ai déjà fait paraît un gage suffisant de mon amour de l’ordre, je consens à me mettre à la tête d’une commission municipale, jusqu’à ce que les autorités régulières puissent être rétablies. Mais, pour qu’on ne m’accuse pas d’ambition, je ne rentrerai à la  mairie que rappelé par les instances de mes concitoyens. (p. 336)

Le conte apparaît en second lieu comme un savoir du roman (son encyclopédie intertextuelle si l’on veut), bien sûr, mais tout autant comme un précieux savoir pour le roman. S’il est vrai que « la narrativité conteuse est aussi quelque chose comme une métis », alors le narrateur de La Fortune des Rougon ne dit pas autre chose quand il décrit Félicité, la métis faite femme : « […] cette physionomie de naine futée était comme le masque vivant de l’intrigue […] » (p. 98). Encore convient-il d’admettre que ce type d’intelligence rusée qui coordonne trois pièges – les pièges de l’imagination, les pièges du besoin (la « fortune » ici) et les pièges du mouvement – suppose la coopération insue de l’ennemi et la complicité implicite du lecteur. En effet, le pragmatisme des intelligences rusées, sa raison pratique et topique, n’implique sa reconnaissance ipso facto comme habitus légitime ni dans le monde réel ni même dans l’herméneutique littéraire, fût-ce dans l’intelligence interprétative du roman dit réaliste. Les catégories culturelles de la métis, ses modes opératoires et son axiologie philosophique ou morale s’inscrivent en faux, de facto, et contre les prestiges du Logos éclairé (la pesée du sens pratique vs la pensée théorique du monde), et contre l’orthodoxie religieuse (la révérence due à l’Esprit vs les ruses de l’esprit malin) et contre les exigences politiques et éthiques du contrat social.

Cet ensauvagement du récit et de son interprétation n’est pas un hapax littéraire. Il était déjà dans l’écriture même de l’épilogue exemplaire du conte du Petit Poucet qui thématise la coexistence belligérante de deux cosmologies, et où le lecteur était placé par la ruse du récit dans l’ambiguïté d’un choix impossible (ou en trompe l’œil…) entre métis et thémis : 

Il alla droit à la maison de l’Ogre où il trouva sa femme qui pleurait auprès de ses filles égorgées. Votre mari, lui dit le petit Poucet, est en grand danger, car il a été pris par une troupe de voleurs qui ont juré de le tuer s’il ne leur donne tout son or et tout son argent. La bonne femme fort effrayée, lui donna aussitôt tout ce qu’elle avait […]. Le petit Poucet étant donc chargé de toutes les richesses de l’Ogre s’en revint au logis de son père, où il fut reçu avec bien de la joie. Il y a bien des gens qui ne demeurent pas d’accord de cette dernière circonstance, et qui prétendent que le petit Poucet n’a jamais fait ce vol à l’Ogre […]. Ces gens-là assurent le savoir de bonne part, et même pour avoir bu et mangé dans la maison du Bûcheron. Ils assurent que lorsque le petit Poucet eut chaussé les bottes de l’Ogre, il s’en alla à la Cour […]. Il alla, disent-ils, trouver le Roi, et lui dit que s’il le souhaitait, il lui rapporterait des nouvelles de l’armée avant la fin du jour. Le Roi lui promit une grosse somme d’argent […]. Après avoir fait pendant quelque temps le métier de courrier […], il revint chez son père […]. Il mit toute sa famille à son aise. Il acheta des offices de nouvelle création pour son père et pour ses frères ; et par là il les établit tous, et fit parfaitement bien sa Cour en même temps.

C’est ainsi qu’une part de la fortune littéraire de La Fortune des Rougon tient sans doute à l’inquiétante fascination de cette ingénieuse métis du récit zolien qui nous conte à sa façon une funeste métis dans le récit d’« une famille de bandits à l’affût, prêts à détrousser les événements » (p. 121). 

Auteur·e·s
Chapitre référent