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6. Pour finir (provisoirement)

6. Pour finir (provisoirement)

     Il est bien évident que les analyses que nous avons présentées ne portent que sur quelques-uns des innombrables textes de la littérature pour enfants ; elles donnent cependant un aperçu prometteur de ce que peut faire l’ethnocritique à la littérature de jeunesse1. Les différents axes que nous avons dégagés ne sont certainement pas exhaustifs et d’autres entrées ethnocritiques sont possibles pour explorer notre corpus. À titre d’exemple et pour terminer provisoirement ce parcours analytique, nous voudrions évoquer un dernier chantier à travailler d’un point de vue ethnocritique : celui de la logogenèse2.

     La logogenèse étudie comment certaines œuvres littéraires retravaillent des expressions figées de la langue commune ou en inventent pour leur propre compte. Ces formules idiomatiques forment comme des concrétions culturelles : « Toute une mythologie est déposée dans notre langue », dit Wittgenstein (1982 : 22). Ce sont aussi des matrices langagières susceptibles de motiver tel ou tel récit. En 1911, Franz Boas, dans son « Introduction » au Handbook of American Indian Languages3 signalait déjà le lien qui existe selon lui entre les rites pratiqués par les Indiens et leur propre langage saisi dans son expressivité imagée, voire dans son imaginaire. Le célèbre anthropologue explique ainsi qu’il a recueilli « des exemples provenant de l’usage de termes métaphoriques en poésie, qui, dans les rituels, sont pris littéralement, et dont on a fait le fondement de certains rites » (2018 [1911] : 181). Il poursuit : « Je suis enclin à croire que l’image récurrente de l’engloutissement des richesses a une relation étroite avec la forme très détaillée du rituel d’hiver chez les Indiens de la côte du Nord du Pacifique. » (181, l’auteur souligne) Si cette précieuse remarque d’ethnographe est restée en jachère – nous semble-t-il –, c’est peut-être parce que les anthropologues sont peu souvent des analystes professionnels de la poéticité des discours et de leurs engendrements propres. En toute hypothèse et a posteriori, cette remarque vient établir une généalogie jusqu’alors ignorée avec ce que nous appelons précisément en ethnocritique la logogenèse. Elle rappelle aussi combien la lecture attentive des travaux des anthropologues et notamment en anthropologie linguistique peut être heuristique pour nos propres recherches.

     La logogenèse apparaît donc comme un concept fécond et dynamique en littérature en général, et en littérature de jeunesse en particulier. Jouer avec les locutions idiomatiques et proposer une entrée dans la polyphonie des discours semblent même faire partie des enjeux importants de cette littérature.

     Prenons, pour nous servir d’exemple, Petit Lapin rouge (1994), de Rascal et Claude K. Dubois. C’est une réécriture du conte du « Petit Chaperon rouge ». C’est aussi la réécriture d’un autre conte, « Petit Lapin rouge », inventé lui par les auteurs de l’album4. À la suite de leur rencontre dans la forêt, les personnages principaux découvrent leur propre histoire. Chacun raconte à l’autre les péripéties de son aventure et aucun des deux ne veut avouer précisément à l’autre comment tout cela se termine. Ils utilisent pourtant les mêmes mots inquiétants : leur histoire finit « horriblement mal, si mal que jamais, jamais je n’oserais te la raconter » (Rascal et Dubois, 1994 : 20 et 23). Si le texte ne dit pas ce qui s’est vraiment passé, le dessin est, lui, très explicite. Sur une image (21), le loup est en train de dévorer le Chaperon rouge, sur l’autre (23), le Petit Lapin, tué par les chasseurs, finit en civet. Dépassant leur peur, les deux protagonistes décident de tout réécrire de façon à échapper à leur fin tragique. L’album propose donc une réécriture de contes qui raconte l’histoire de sa propre réécriture. Il s’agit de faire passer de l’expression « avoir une faim de loup » prise au pied de la lettre (le loup mange bien le Petit Chaperon rouge dans le conte) à l’expression figée « avoir une faim de loup ». Et, en effet, à la fin de l’album, les personnages mis en appétit par le contenu de leurs paniers respectifs pique-niquent dans la forêt en toute quiétude.

     Le happy end désensauvagerait donc la langue ? Ce n’est qu’une première lecture. La dernière page, en effet, met en tension le texte et l’image : à la scène idyllique de pique-nique correspond la phrase finale – « j’ai une faim de loup ! » (32) – qui relance le jeu interprétatif du lecteur ou de la lectrice. Et si le Petit Chaperon rouge avait pris la place du loup puisqu’il en a l’appétit ? Autrement dit, l’expression ne peut-elle pas être remotivée et prise à nouveau au pied de la lettre ? Il faut alors se lancer dans une relecture, à la recherche d’indices. Le Petit Chaperon rouge n’a peut-être pas croisé par hasard Petit Lapin rouge : la fillette attendait cachée dans un buisson… Ne cesse-t-elle pas de répéter tout au long de l’histoire, l’expression « mon lapin », terme affectueux ou signe de son goût prononcé pour le lapin ? Et puis n’est-ce pas elle qui a l’initiative du jeu de réécriture ? Elle seule dit savoir comment se termine le conte du Petit Lapin rouge que l’enfant qui lit ne connait pas, à l’inverse du conte de Perrault. C’est elle encore qui propose au lapin de décider eux-mêmes de leurs fins, c’est-à-dire de la manière dont se terminera leur histoire. Or le mot « fin », s’il se lit « F-I-N », peut s’entendre « F-A-I-M », bien entendu. Mais Petit Lapin rouge n’entend rien et se laisse mener par le bout du nez.

     L’album peut alors se comprendre comme un récit d’initiation au jeu dans la langue. L’expression idiomatique est, dans ce cas, un objet langagier ludique pour les jeunes enfants qui mène du code imagé à sa dimension arbitraire et inversement. Étiologique et polylogique, le récit montre aussi comment une expression d’un usage plutôt oral (c’est souvent le cas des expressions idiomatiques), lorsqu’elle est utilisée à l’écrit, initie à la langue et à son fonctionnement. Et ce n’est pas un des moindres intérêts de la littérature de jeunesse que de mettre ses lecteurs et ses lectrices dans la situation d’une pratique de la langue qui les fait passer d’une oralité ici du quotidien (nous aussi quand on a très faim, on dit qu’on a « une faim de loup ») à une littératie poétique où l’on entre dans l’écrit par le jeu des lectures qui travaillent le sens.

     Avant de clore provisoirement ce travail, il semble intéressant de revenir sur le lien entre ethnocritique et littérature de jeunesse, mais en inversant cette fois la question : « Que fait l’ethnocritique à la littérature de jeunesse ? » On peut se demander en effet ce que fait la littérature de jeunesse à l’ethnocritique. Quelques remarques ici me permettront d’amorcer cette réflexion.

     La littérature de jeunesse permet d’abord à l’ethnocritique d’élargir son corpus au-delà des auteurs et autrices et des textes canoniques. Les ethnocriticiennes et les ethnocriticiens ont souvent été enfermés, à tort, dans l’étude des classiques du XIXe siècle, essentiellement Zola, Flaubert, Maupassant, etc. Or le travail sur les textes pour la jeunesse porte non seulement sur les publications du XIXe siècle, mais aussi et de plus en plus sur toute la production contemporaine. La dimension internationale de ce corpus est également à prendre en compte. La littérature de jeunesse, en effet, depuis le début de son long processus d’autonomisation en champ littéraire distinct de la littérature adulte, a toujours puisé, abondamment, dans les productions étrangères, britanniques, germaniques, scandinaves, japonaises, entre autres. Ce nouveau corpus, sans cesse enrichi et toujours plus varié, ne doit pas être sous-estimé. Au contraire. Son intérêt est d’autant plus grand qu’il met en valeur des œuvres souvent jugées peu dignes d’intérêt pour ne pas dire invisibilisées dans une aimable indifférence. Ce qui n’est pas un des moindres paradoxes pour des ouvrages qui sont au fondement de la construction de tout lecteur et de toute lectrice adulte. Des ouvrages qui, de plus, placent les enfants au centre de l’histoire, voire qui permettent à l’histoire d’être racontée de leur point de vue, pacte narratif et feintise existentielle si rare dans la littérature dite abusivement « générale ».

     La littérature de jeunesse permet ensuite à l’ethnocritique de diversifier ses publics. S’intéresser à des textes qui s’adressent à un jeune public oblige à penser comment les concepts de rites de passage, d’oralité et de littératie ou encore de personnage liminaire, par exemple, sont mis en récit pour un lectorat juvénile et font sens pour lui. Ainsi Bécassine, comme nous l’avons vu, a beau devenir une grande personne, elle reste irrémédiablement retenue dans le monde de l’enfance. Aucun des personnages-enfants présents dans les albums, aucun des jeunes lecteurs et aucune des jeunes lectrices qui tournent les pages ne s’y trompe. Et c’est bien parce que le personnage liminaire reste coincé sur le seuil et n’arrive pas à le franchir qu’il plaît à son public. On peut se moquer affectueusement de lui, on a souvent fait les mêmes « bêtises ». Mais rire de notre Bécassine de papier, c’est déjà s’en détacher et s’engager sur le chemin qui fait grandir.

     La littérature de jeunesse offre parallèlement à l’ethnocritique une attention possible du côté de médiateurs culturels concernés par l’enfance ou par la jeunesse. Ces nouveaux interlocuteurs (personnel enseignant, parents-lecteurs, bibliothécaires, éditeurs, libraires) peuvent faciliter des échanges dans des structures associatives ou militantes et des revues auxquelles l’ethnocritique n’a pas habituellement accès. Ces médiateurs littéraires amateurs ou professionnels sont à la réflexion extrêmement nombreux, particulièrement attentifs et sans doute demandeurs d’autres pistes sur les chemins de la lecture.

     La littérature de jeunesse, plus que la littérature pour adultes, permet aussi à l’ethnocritique de se dégager de son texto-centrisme. Les livres et les albums – particulièrement ceux destinés aux enfants – incluent de façon presque obligatoire une dimension iconique. Ce double régime texte/image demande à l’ethnocritique de confronter ses outils à l’hybridité de ces nouveaux supports et d’en affiner la pertinence. Certes, le livre illustré a une longue histoire – presque aussi longue que l’histoire de l’imprimerie et de l’éducation enfantine –, mais qui ne voit qu’aujourd’hui et le nombre et la qualité parfois fascinante des livres pour la jeunesse où l’image joue un rôle majeur.

     Enfin, la littérature de jeunesse rend visible la langue. C’est ce que nous venons de montrer dans notre présentation sur la logogenèse avec l’exemple de Petit Lapin rouge. Pour citer un autre exemple, nous pouvons renvoyer à notre analyse du Géant de Zéralda (Ungerer, 1971), et plus exactement au passage où la fillette, devenue cuisinière en chef chez l’ogre, concocte de magnifiques festins. La saveur des plats y rivalise avec leur appellation inscrite en belles lettres sur la carte de menu. Cette mise en avant des mots et de leur polysémie est particulièrement présente dans les albums destinés aux plus jeunes qui peuvent ainsi en explorer le fonctionnement et s‘approprier tout en s’amusant le montré/caché du sens. Parce qu’elle s’adresse à de jeunes usagers de la langue, la littérature de jeunesse offre ainsi à l’ethnocritique une entrée dans l’indispensable travail d’affiliation à une culture comme à sa dimension imaginaire et onirique, à sa poésie en somme. Lisons Gaston Bachelard : « Ainsi, pour un rêveur de mots, il y a des mots qui sont des coquilles de parole. Oui, en écoutant certains mot, comme l’enfant écoute la mer dans un coquillage, un rêveur de mots entend les rumeurs d’un monde de songes. » (2016 : 43)

     Les études que nous avons présentées tout au long de ces pages montrent comment littérature de jeunesse et ethnocritique permettent d’explorer l’enjeu initiatique et acculturatif des ouvrages pour le jeune public. Littérature des passages, la littérature de jeunesse est aussi, dans nos sociétés alphabétisées, la passerelle qui permet à celui ou à celle qui lit d’avancer sur le chemin des textes pour grandir et s’enrichir. Et quand les lectrices et les lecteurs, devenus adultes, ferment le livre, ils transmettent la culture du livre à la génération liseuse suivante. Ainsi vont les livres pour enfants…

  • 1. Pour des analyses sur l’enfance handicapée, voir Fouchet, 2021.
  • 2. Voir l’article fondateur pour cette notion, Privat, 2009 : 79-95. Voir aussi Bauduin, 2023 (à paraître).
  • 3. Voir aussi Joseph et Kalinowski, 2022 : 171-172.
  • 4. Voir Tauveron, 1999 : 20. C’est en lisant ce qu’a écrit l’autrice sur cet album que j’ai pensé à l’intérêt de la logogenèse pour affiner ma lecture. Bien évidemment C. Tauveron ne parle pas de logogenèse dans son article.

     Il est bien évident que les analyses que nous avons présentées ne portent que sur quelques-uns des innombrables textes de la littérature pour enfants ; elles donnent cependant un aperçu prometteur de ce que peut faire l’ethnocritique à la littérature de jeunesse1. Les différents axes que nous avons dégagés ne sont certainement pas exhaustifs et d’autres entrées ethnocritiques sont possibles pour explorer notre corpus. À titre d’exemple et pour terminer provisoirement ce parcours analytique, nous voudrions évoquer un dernier chantier à travailler d’un point de vue ethnocritique : celui de la logogenèse2.

     La logogenèse étudie comment certaines œuvres littéraires retravaillent des expressions figées de la langue commune ou en inventent pour leur propre compte. Ces formules idiomatiques forment comme des concrétions culturelles : « Toute une mythologie est déposée dans notre langue », dit Wittgenstein (1982 : 22). Ce sont aussi des matrices langagières susceptibles de motiver tel ou tel récit. En 1911, Franz Boas, dans son « Introduction » au Handbook of American Indian Languages3 signalait déjà le lien qui existe selon lui entre les rites pratiqués par les Indiens et leur propre langage saisi dans son expressivité imagée, voire dans son imaginaire. Le célèbre anthropologue explique ainsi qu’il a recueilli « des exemples provenant de l’usage de termes métaphoriques en poésie, qui, dans les rituels, sont pris littéralement, et dont on a fait le fondement de certains rites » (2018 [1911] : 181). Il poursuit : « Je suis enclin à croire que l’image récurrente de l’engloutissement des richesses a une relation étroite avec la forme très détaillée du rituel d’hiver chez les Indiens de la côte du Nord du Pacifique. » (181, l’auteur souligne) Si cette précieuse remarque d’ethnographe est restée en jachère – nous semble-t-il –, c’est peut-être parce que les anthropologues sont peu souvent des analystes professionnels de la poéticité des discours et de leurs engendrements propres. En toute hypothèse et a posteriori, cette remarque vient établir une généalogie jusqu’alors ignorée avec ce que nous appelons précisément en ethnocritique la logogenèse. Elle rappelle aussi combien la lecture attentive des travaux des anthropologues et notamment en anthropologie linguistique peut être heuristique pour nos propres recherches.

     La logogenèse apparaît donc comme un concept fécond et dynamique en littérature en général, et en littérature de jeunesse en particulier. Jouer avec les locutions idiomatiques et proposer une entrée dans la polyphonie des discours semblent même faire partie des enjeux importants de cette littérature.

     Prenons, pour nous servir d’exemple, Petit Lapin rouge (1994), de Rascal et Claude K. Dubois. C’est une réécriture du conte du « Petit Chaperon rouge ». C’est aussi la réécriture d’un autre conte, « Petit Lapin rouge », inventé lui par les auteurs de l’album4. À la suite de leur rencontre dans la forêt, les personnages principaux découvrent leur propre histoire. Chacun raconte à l’autre les péripéties de son aventure et aucun des deux ne veut avouer précisément à l’autre comment tout cela se termine. Ils utilisent pourtant les mêmes mots inquiétants : leur histoire finit « horriblement mal, si mal que jamais, jamais je n’oserais te la raconter » (Rascal et Dubois, 1994 : 20 et 23). Si le texte ne dit pas ce qui s’est vraiment passé, le dessin est, lui, très explicite. Sur une image (21), le loup est en train de dévorer le Chaperon rouge, sur l’autre (23), le Petit Lapin, tué par les chasseurs, finit en civet. Dépassant leur peur, les deux protagonistes décident de tout réécrire de façon à échapper à leur fin tragique. L’album propose donc une réécriture de contes qui raconte l’histoire de sa propre réécriture. Il s’agit de faire passer de l’expression « avoir une faim de loup » prise au pied de la lettre (le loup mange bien le Petit Chaperon rouge dans le conte) à l’expression figée « avoir une faim de loup ». Et, en effet, à la fin de l’album, les personnages mis en appétit par le contenu de leurs paniers respectifs pique-niquent dans la forêt en toute quiétude.

     Le happy end désensauvagerait donc la langue ? Ce n’est qu’une première lecture. La dernière page, en effet, met en tension le texte et l’image : à la scène idyllique de pique-nique correspond la phrase finale – « j’ai une faim de loup ! » (32) – qui relance le jeu interprétatif du lecteur ou de la lectrice. Et si le Petit Chaperon rouge avait pris la place du loup puisqu’il en a l’appétit ? Autrement dit, l’expression ne peut-elle pas être remotivée et prise à nouveau au pied de la lettre ? Il faut alors se lancer dans une relecture, à la recherche d’indices. Le Petit Chaperon rouge n’a peut-être pas croisé par hasard Petit Lapin rouge : la fillette attendait cachée dans un buisson… Ne cesse-t-elle pas de répéter tout au long de l’histoire, l’expression « mon lapin », terme affectueux ou signe de son goût prononcé pour le lapin ? Et puis n’est-ce pas elle qui a l’initiative du jeu de réécriture ? Elle seule dit savoir comment se termine le conte du Petit Lapin rouge que l’enfant qui lit ne connait pas, à l’inverse du conte de Perrault. C’est elle encore qui propose au lapin de décider eux-mêmes de leurs fins, c’est-à-dire de la manière dont se terminera leur histoire. Or le mot « fin », s’il se lit « F-I-N », peut s’entendre « F-A-I-M », bien entendu. Mais Petit Lapin rouge n’entend rien et se laisse mener par le bout du nez.

     L’album peut alors se comprendre comme un récit d’initiation au jeu dans la langue. L’expression idiomatique est, dans ce cas, un objet langagier ludique pour les jeunes enfants qui mène du code imagé à sa dimension arbitraire et inversement. Étiologique et polylogique, le récit montre aussi comment une expression d’un usage plutôt oral (c’est souvent le cas des expressions idiomatiques), lorsqu’elle est utilisée à l’écrit, initie à la langue et à son fonctionnement. Et ce n’est pas un des moindres intérêts de la littérature de jeunesse que de mettre ses lecteurs et ses lectrices dans la situation d’une pratique de la langue qui les fait passer d’une oralité ici du quotidien (nous aussi quand on a très faim, on dit qu’on a « une faim de loup ») à une littératie poétique où l’on entre dans l’écrit par le jeu des lectures qui travaillent le sens.

     Avant de clore provisoirement ce travail, il semble intéressant de revenir sur le lien entre ethnocritique et littérature de jeunesse, mais en inversant cette fois la question : « Que fait l’ethnocritique à la littérature de jeunesse ? » On peut se demander en effet ce que fait la littérature de jeunesse à l’ethnocritique. Quelques remarques ici me permettront d’amorcer cette réflexion.

     La littérature de jeunesse permet d’abord à l’ethnocritique d’élargir son corpus au-delà des auteurs et autrices et des textes canoniques. Les ethnocriticiennes et les ethnocriticiens ont souvent été enfermés, à tort, dans l’étude des classiques du XIXe siècle, essentiellement Zola, Flaubert, Maupassant, etc. Or le travail sur les textes pour la jeunesse porte non seulement sur les publications du XIXe siècle, mais aussi et de plus en plus sur toute la production contemporaine. La dimension internationale de ce corpus est également à prendre en compte. La littérature de jeunesse, en effet, depuis le début de son long processus d’autonomisation en champ littéraire distinct de la littérature adulte, a toujours puisé, abondamment, dans les productions étrangères, britanniques, germaniques, scandinaves, japonaises, entre autres. Ce nouveau corpus, sans cesse enrichi et toujours plus varié, ne doit pas être sous-estimé. Au contraire. Son intérêt est d’autant plus grand qu’il met en valeur des œuvres souvent jugées peu dignes d’intérêt pour ne pas dire invisibilisées dans une aimable indifférence. Ce qui n’est pas un des moindres paradoxes pour des ouvrages qui sont au fondement de la construction de tout lecteur et de toute lectrice adulte. Des ouvrages qui, de plus, placent les enfants au centre de l’histoire, voire qui permettent à l’histoire d’être racontée de leur point de vue, pacte narratif et feintise existentielle si rare dans la littérature dite abusivement « générale ».

     La littérature de jeunesse permet ensuite à l’ethnocritique de diversifier ses publics. S’intéresser à des textes qui s’adressent à un jeune public oblige à penser comment les concepts de rites de passage, d’oralité et de littératie ou encore de personnage liminaire, par exemple, sont mis en récit pour un lectorat juvénile et font sens pour lui. Ainsi Bécassine, comme nous l’avons vu, a beau devenir une grande personne, elle reste irrémédiablement retenue dans le monde de l’enfance. Aucun des personnages-enfants présents dans les albums, aucun des jeunes lecteurs et aucune des jeunes lectrices qui tournent les pages ne s’y trompe. Et c’est bien parce que le personnage liminaire reste coincé sur le seuil et n’arrive pas à le franchir qu’il plaît à son public. On peut se moquer affectueusement de lui, on a souvent fait les mêmes « bêtises ». Mais rire de notre Bécassine de papier, c’est déjà s’en détacher et s’engager sur le chemin qui fait grandir.

     La littérature de jeunesse offre parallèlement à l’ethnocritique une attention possible du côté de médiateurs culturels concernés par l’enfance ou par la jeunesse. Ces nouveaux interlocuteurs (personnel enseignant, parents-lecteurs, bibliothécaires, éditeurs, libraires) peuvent faciliter des échanges dans des structures associatives ou militantes et des revues auxquelles l’ethnocritique n’a pas habituellement accès. Ces médiateurs littéraires amateurs ou professionnels sont à la réflexion extrêmement nombreux, particulièrement attentifs et sans doute demandeurs d’autres pistes sur les chemins de la lecture.

     La littérature de jeunesse, plus que la littérature pour adultes, permet aussi à l’ethnocritique de se dégager de son texto-centrisme. Les livres et les albums – particulièrement ceux destinés aux enfants – incluent de façon presque obligatoire une dimension iconique. Ce double régime texte/image demande à l’ethnocritique de confronter ses outils à l’hybridité de ces nouveaux supports et d’en affiner la pertinence. Certes, le livre illustré a une longue histoire – presque aussi longue que l’histoire de l’imprimerie et de l’éducation enfantine –, mais qui ne voit qu’aujourd’hui et le nombre et la qualité parfois fascinante des livres pour la jeunesse où l’image joue un rôle majeur.

     Enfin, la littérature de jeunesse rend visible la langue. C’est ce que nous venons de montrer dans notre présentation sur la logogenèse avec l’exemple de Petit Lapin rouge. Pour citer un autre exemple, nous pouvons renvoyer à notre analyse du Géant de Zéralda (Ungerer, 1971), et plus exactement au passage où la fillette, devenue cuisinière en chef chez l’ogre, concocte de magnifiques festins. La saveur des plats y rivalise avec leur appellation inscrite en belles lettres sur la carte de menu. Cette mise en avant des mots et de leur polysémie est particulièrement présente dans les albums destinés aux plus jeunes qui peuvent ainsi en explorer le fonctionnement et s‘approprier tout en s’amusant le montré/caché du sens. Parce qu’elle s’adresse à de jeunes usagers de la langue, la littérature de jeunesse offre ainsi à l’ethnocritique une entrée dans l’indispensable travail d’affiliation à une culture comme à sa dimension imaginaire et onirique, à sa poésie en somme. Lisons Gaston Bachelard : « Ainsi, pour un rêveur de mots, il y a des mots qui sont des coquilles de parole. Oui, en écoutant certains mot, comme l’enfant écoute la mer dans un coquillage, un rêveur de mots entend les rumeurs d’un monde de songes. » (2016 : 43)

     Les études que nous avons présentées tout au long de ces pages montrent comment littérature de jeunesse et ethnocritique permettent d’explorer l’enjeu initiatique et acculturatif des ouvrages pour le jeune public. Littérature des passages, la littérature de jeunesse est aussi, dans nos sociétés alphabétisées, la passerelle qui permet à celui ou à celle qui lit d’avancer sur le chemin des textes pour grandir et s’enrichir. Et quand les lectrices et les lecteurs, devenus adultes, ferment le livre, ils transmettent la culture du livre à la génération liseuse suivante. Ainsi vont les livres pour enfants…

  • 1. Pour des analyses sur l’enfance handicapée, voir Fouchet, 2021.
  • 2. Voir l’article fondateur pour cette notion, Privat, 2009 : 79-95. Voir aussi Bauduin, 2023 (à paraître).
  • 3. Voir aussi Joseph et Kalinowski, 2022 : 171-172.
  • 4. Voir Tauveron, 1999 : 20. C’est en lisant ce qu’a écrit l’autrice sur cet album que j’ai pensé à l’intérêt de la logogenèse pour affiner ma lecture. Bien évidemment C. Tauveron ne parle pas de logogenèse dans son article.
Bibliographie

Bachelard, G., Poétique de la rêverie, Paris, Presses universitaires de France, Quadrige, 2016.

Bauduin, É., « Appliquer la logogénétique à ses recherches. État des lieux du chantier sur la logogenèse et étude de cas », communication présentée lors des Rencontres internationales des jeunes chercheurs et chercheuses en ethnocritique et en anthropologie de la littérature et des arts, Montréal, Université de Montréal, 2023 (à paraître).

Boas, F., « Introduction », Handbook of American Indian Languages, traduction d’A. Eastman et C. Laplantine, préface de C. Laplantine, Limoges, Lambert-Lucas, 2018 [1911], p. 181.

Fouchet, E., Enfances handicapées. Une marge indépassable ?, Nancy, Presses universitaires de Nancy-Éditions universitaires de Lorraine, 2021.

Joseph, C. et  I. Kalinowski, La Parole inouïe. Franz Boas et les textes indiens, Toulouse, Anacharsis Éditions, 2022.

Privat, J.-M., « Parler d’abondance. Logogenèse de la littérature », Romantisme, no 145, 2009, p. 75-95.

Rascal et Dubois, C. K., Petit Lapin rouge, Paris, École des loisirs, 1994.

Tauveron, C., « Comprendre et interpréter le littéraire à l’école : du texte réticent au texte proliférant », Repères, recherches didactique du français en langue maternelle, no 19, 1999, www.persee.fr/doc/reper_1157-1330_1999_num_19_1_2289.

Ungerer, T., Le Géant de Zéralda, Paris, L’École des loisirs, 1971.

Wittgenstein, L., Remarques sur le Rameau d’Or de Frazer, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1982 [1930-1932].