Il était une borne posée en 1966, 5 ans avant ma naissance
Petit édifice moussu de pierre qu’on s’amusait enfant à sauter sans le toucher
Il était une forêt, la « Warndt » dont l’orée fixait la borne
Espace boisé et familier, à portée de bien peu de pas de ma domus
A ma droite des champs cultivés, un campus[1] où à l’aube on voyait des biches
A ma gauche le cimetière qui au fil des ans a accueilli nos proches
Entre le cimetière et la forêt une route menant à l’hôpital de Freyming
Verglacée au plus fort de l’hiver, ligne de courses pendant les beaux jours pour plus d’un
Depuis le 16 mars 2020, la borne a repris de sa superbe.
Pensez !
Elle marque le territoire de l’« autre proche ». Si je la dépasse, je suis en Allemagne. Moi qui n’ai jamais été dans cette forêt avec des papiers d’identité, je réalise soudain que, au-delà de cette limite matérialisée, je suis une étrangère.
Mais ne le suis-je pas encore de ce côté-ci puisque je dois justifier par écrit ma présence ? Pour venir photographier la borne, j’ai téléchargé une attestation de déplacement…
Cette situation dramatique a réveillé des sentiments identitaires et nationalistes virulents et agressifs. De part et d’autre de la borne ont surgi des querelles anciennes, exacerbées par des insultes abjectes rejetant à tout-va la responsabilité de la propagation du virus.
La paix des vivants est à ce prix, ne plus aller « ailleurs », en territoire étranger…
Et ici le repos des morts se fait sans nous ! « A Pâques, le cimetière était désert », m’a confié une voisine. Elle a ajouté : « C’était triste, les tombes sont sales, délaissées, on y voit encore les bouquets fanés de la Toussaint ».
Le virus, en réveillant la frontière qui dormait dans la borne, en a rappelé la raison graphique. Il a dessiné une nouvelle cartographie et a suspendu le temps.
Il était une borne, espace et temps de jeu pour des hordes enfantines
Il était la Warndt en (chantée), redevenue saltus le temps d’une pandémie
[1] J’utilise le terme campus en référence à l’opposition que faisaient les Romains entre ager ou campus (champs labourés et cultivés) et le saltus (bois, friches…éloignés de l’habitat). Je renvoie au texte de Gabriel Audisio. Notons aussi que la trilogie domus/campus/saltus entre dans l’appareil conceptuel de l’ethnocritique.
Jacob-Blanchemanche, Valérie, 2020, « Histoire de la borne et du COVID-19 », dans S. Ménard et M.-C. Vinson, Lettres de Grande Pandémie, carnet de recherche, en ligne sur le site Ethnocritique : http://ethnocritique.com/fr/entree-de-carnet/histoire-de-la-borne-et-du…
Audisio, Gabriel, Des paysans XVᵉ-XIXᵉ siècle, Paris, Armand Colin, 1988, p. 59-62.
Augé, Marc, « L’autre proche », L’Autre et le semblable, Martine Segalen (dir.), Paris, Presses du CNRS, 1989, p. 19-33.
Goody, Jack, La raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, Paris, Les Éditions de Minuit, 1979.