Bien que La Petite Fadette soit un roman1, il est possible d’y retrouver, du point de vue formel et structurel, des emprunts au conte merveilleux. La fin heureuse, digne d’un conte classique, n’exclut qu’un seul des protagonistes : Sylvinet, l’aîné des jumeaux de la famille Barbeau, dont cette étude tentera de retracer la trajectoire malheureuse. Le couple gémellaire que forment Landry et Sylvinet personnifie les limites et la polarité entre l’adulte et l’enfant, le masculin et le féminin, le civilisé et le sauvage, etc. Et si Landry est le héros positif qui réussit son initiation, comme les héros des contes qui se marient et fondent une famille, cet article voudrait montrer que Sylvinet, par opposition, est un « personnage liminaire » (Scarpa, 2009; Ménard, 2017)2.
Comment se fait-il que Sylvinet soit le seul personnage de La Petite Fadette, de ce « conte pour endormir les petits enfants sans frayeur et sans souffrance3 », à ne pas connaître de fin heureuse, à se voir exilé de sa famille et de son village, à ne pas fonder de famille? Pour comprendre le destin de Sylvinet, il est nécessaire de revenir à sa naissance et à ses ratés, puisque « les rituels orientent le futur, ils ont là pour ça » (Verdier, 1995 : 161). Le roman s’ouvre sur la naissance de Sylvinet et de Landry Barbeau, jumeaux identiques4, qui viennent au monde dans une famille de paysans aisés, respectables et estimés de tous. C’est la mère Sagette qui les reçoit dans son tablier et « elle n’oubli[e] pas de faire au premier-né une petite croix sur le bras avec son aiguille » et ajoute que « quand l’enfant sera plus fort, il faudra lui faire une marque qui ne puisse jamais s’effacer » (PF, p. 32). Pour Sylvinet, cette croix représente la première marque, indélébile, de sa destinée malheureuse qui le frappe au tout premier jour de sa naissance. Il devra « porter sa croix5 », littéralement, témoin de son destin singulier. Puisqu’en effet « la naissance ne peut se séparer de la notion de destin. Mieux qu’une naissance quelconque, une naissance singulière manifeste une destinée particulière pour l’enfant » (Belmont, 1983 : 189).
La naissance singulière des jumeaux est teintée par l’inquiétude du père Barbeau et de sa femme, qui n’ignorent pas la « malédiction » qui pèse sur eux. La mère Barbeau, pleurant, est la première à manifester son angoisse : « j’ai du souci, parce qu’on m’a dit qu’il n’y avait rien de plus chanceux et de plus malaisé à élever que des bessons. Ils se font tort l’un à l’autre, et presque toujours, il faut qu’un des deux périsse pour que l’autre se porte bien » (PF, p. 35). Le père Barbeau ajoute, un peu plus loin : « j’ai ouï dire que les bessons prenaient tant d’amitié l’un pour l’autre, que quand ils se quittaient ils ne pouvaient plus vivre, et qu’un des deux, tout au moins, se laissait consumer par le chagrin, jusqu’à en mourir » (PF, p. 35). Ces inquiétudes sont exprimées à la mère Sagette, sage-femme assez âgée qui a vu « naître, vivre ou mourir tous les enfants du canton » (PF, p. 35). Cette dernière joue dans le roman le rôle de ce que les ethnologues appellent « la femme qui aide » ou « femme qui a la connaissance »6. Dans la cosmologie paysanne, cette femme d’expérience « parle d’or » et l’on ne remet pas en question son savoir ni son expertise. Elle est, par la stabilité émotionnelle due à son âge et à l’achèvement de son cycle biologique, « invulnérable et inoffensive pour manipuler les morts et les nouveau-nés » (Verdier, 1976 : 123). La mère Sagette rassure ainsi les nouveaux parents : « regardez [vos bessons], ils sont chacun aussi beau et aussi bien corporé que s’il était fils unique » (PF, p. 34). Ces propos suggèrent que la femme de connaissance ne dément pas la superstition; la malédiction des jumeaux est bien réelle. Selon elle, ces enfants sont nés « bien », ils ne seraient pas condamnés du simple fait qu’ils soient jumeaux. Par contre, il faut considérer que
[…] toute gémellité est, dans l’ordre du symbole, inacceptable, puisque source de déséquilibre et de désordre. La seule bonne quête gémellaire est celle d’un équilibre qui passe par la négation de la gémellité elle-même, soit que les jumeaux en se séparant se singularisent, soit que l’un des jumeaux meure de la main de son frère, soit que les lignées de jumeaux soient massacrées au profit d’un seul survivant, fils ou fille devenu unique et antithèse de la multiparité (Voisenat, 1988 : 99).
Pour que ce soit « un plaisir de les voir grandir » (PF, p. 34) et pour éviter le pire, les parents doivent respecter certaines conditions, toutes ayant pour objectif de « nier », effectivement, la gémellité et de singulariser les bessons. Pour les empêcher de se confondre l’un avec l’autre, la mère Sagette énonce une série d’interdits et devoirs :
Emmenez l’un au travail pendant que l’autre gardera la maison. Quand l’un ira pêcher, envoyez l’autre à la chasse; quand l’un gardera les moutons, que l’autre aille voir les bœufs au pacage; […] quand l’un aura un chapeau, que l’autre ait une casquette, et que surtout leurs blouses ne soient pas du même bleu (PF, p. 35).
Le discours de la mère Sagette se termine par une mise en garde : « si vous ne le faites pas, vous vous en repentirez grandement un jour » (PF, p. 35). C’est véritablement « l’infraction de l’interdit – celui de préserver l’intimité des bessons et de cultiver leur ressemblance – qui enclenche la fatalité » (Auraix-Jonchière, 2017 : 61). La naissance des jumeaux en est une singulière, certes, et bien que dans les mythes de maintes sociétés et cultures se trouvent des couples gémellaires en grande rivalité, cela ne veut pas dire « qu’ils naissent et vivent toujours sous le signe du conflit ou de la mise à mort de l’un des deux » (D’Onofrio, 2011 : 53). Ce n’est donc pas l’évènement malheureux en soi, mais les ratés des parents à l’égard des rites et coutumes entourant sa naissance qui déclenchent la série de malheurs dont Sylvinet sera la principale victime.
Le premier raté du rite de la naissance consiste donc en la désobéissance des parents Barbeau qui font fi des conseils de la mère Sagette. Dès le premier jour, les bessons sont nourris au même lait, faute d’avoir engagé une nourrice. Toutefois, les parents Barbeau tentent de suivre les autres conseils de la mère Sagette, mais ne résistent que les trois premiers mois de la vie des jumeaux. Ensuite, ils n’y pensent plus, basculant d’une confiance dans les superstitions et malédictions au pragmatisme informé par une autre figure d’autorité : « M. le curé avait dit que la mère Sagette était une radoteuse et que ce que le bon Dieu avait mis dans les lois de la nature ne pouvait être défait par les hommes. Si bien qu’on oublia peu à peu tout ce qu’on s’était promis de faire » (PF, p. 41). De là s’accumulent les échecs pour les singulariser : à leur première visite à l’église, « ils furent habillés du même drap » (PF, p. 41). Puis, « quand l’âge leur vint, on remarqua qu’ils avaient le même goût pour la couleur » (PF, p. 41) et « quand l’un avait cassé le bout de son sabot, bien vite l’autre écornait le sien du même pied; quand l’un déchirait sa veste ou sa casquette, sans tarder, l’autre imitait si bien la déchirure, qu’on aurait dit que le même accident l’avait occasionnée » (PF, p. 42). Plus ils grandissent, plus il devient impossible pour leurs parents de les séparer, bien qu’ils s’y soient essayés à plusieurs reprises. Cette accumulation de ratés mène à la conséquence annoncée par la mère Sagette : ils se confondent l’un avec l’autre, rendant leur séparation douloureuse pour l’un, fatale pour l’autre.
Sylvinet Barbeau, victime malheureuse d’une série de ratés coutumiers entourant la naissance et l’enfance, ne réussira pas davantage ses rites de passages pubertaires lui permettant de passer à l’âge adulte. En nous reposant sur la structure du rite de passage décrit en trois phases par Van Gennep (phase de séparation d’avec le groupe social; phase de marge, état d’» entre-deux » ou de « marge » marqué par des épreuves à traverser; puis phase d’agrégation où l’initié réintègre son groupe social) (Van Gennep, 1909), nous analysons la trajectoire de Sylvinet comme un personnage « figé sur les seuils », soit « un personnage liminaire » (Scarpa, 2009; Ménard, 2017), qu’on peut définir comme un personnage mal ou non initié (et même, sur-initié), qui, lorsque amené à traverser plusieurs étapes de « marge », ne peut « passer » (soit s’agréger à une nouvelle communauté). Le passage de l’enfance à l’âge adulte est « l’aboutissement d’une lente maturation qui, partie de la nature (de la sauvagerie) primitive, aboutit à la sociabilité et à la culture » (Vidal-Naquet, 1981 : 10). Pour Vidal-Naquet qui a étudié le passage des jeunes hommes de l’adolescence à l’âge adulte dans la Grèce antique, la période de maturation n’est pas un temps d’attente, mais d’épreuves, qui provoquent la « rencontre de l’altérité, du contraire, du tout autre » (Ibid.). De son côté, l’ethnologue Daniel Fabre observe que l’initiation des garçons, dans la société rurale de l’Ancien Régime jusqu’à la fin du XXe siècle, passe par « la voie des oiseaux » (Fabre, 1986). Les oiseaux7 agissent, dans la culture, comme des pôles autour desquels se cristallise l’essentiel des expériences de l’enfance et de l’adolescence masculines. Fabre établit que le jeune garçon, pour réussir les rites initiatiques formateurs de sa virilité, doit surmonter des épreuves aviaires. Pour ce faire, celui-ci doit quitter la domus, l’espace domestique (et souvent féminin), pour faire le détour par le saltus, espace ensauvagé : « on pourrait raconter l’histoire des enfants entre 10 et 18 ans comme une sorte d’exploration progressive de plus en plus dangereuse de cet espace du dehors “sauvage” » (Fabre, 2019 : 69). Le jeune garçon va explorer la nature, en partant à la recherche et à la chasse des nids : cette phase correspond au dénichage, et l’enfant est appelé un oiseleur :
[La voie des oiseaux] produit une maîtrise particulière du monde naturel et elle inaugure une transformation de la personne au moment où il convient de « faire les garçons » de produire en eux les manières d’être de leur sexe. Cela acquis, alors même que l’adolescent peut s’adonner à d’autres chasses, la quête réelle est convertie, transposée dans le langage de l’amour où l’attrait passionné des oiseaux trouve comme sa justification ultime. Même si elle est très étirée dans le temps, cette formation de la virilité prend une tonalité initiatique. Par elle les garçons se séparent, accomplissant des gestes difficiles, voire dangereux, qui donnent accès à une connaissance, qui signifient un nouveau statut (Fabre, 1986 : 17).
Pour Fabre, la relation qu’établissent les garçons avec les oiseaux permet cette exploration des frontières anthropologiques opposant deux termes forts. Ces limites à franchir sont au nombre de trois : « l’une oppose le monde domestique – qui n’est pas simplement celui de la maison, mais celui de la collectivité – et le monde sauvage; la deuxième oppose le monde des vivants et le monde des morts, et la troisième frontière, on s’y attendrait, c’est le masculin et le féminin » (Fabre, 2019 : 69). Cette dernière est celle qu’il faut nécessairement franchir, parce que le but des garçons, dans la société traditionnelle, est de devenir des hommes, « mais c’est celle qui vérifie que les deux autres, entre domestique et sauvage, et vivants et morts, ont bien été fréquentées » (Ibid.). Notons qu’il ne suffit pas de traverser les frontières, il faut surtout en revenir. La construction de l’identité se fait dans l’exploration des limites et de l’altérité, et en étudiant le personnage liminaire, c’est au passage que nous nous intéressons.
Landry réussira son rite de passage à l’âge adulte et Sylvinet échouera. Pourtant, les deux frères ont évolué dans le même environnement : ils sont venus au monde ensemble, sont chéris également par leurs parents, sont vêtus à l’identique et ont les mêmes jeux et goûts. À peine sortis du ventre de leur mère, les jumeaux sont comparés par la mère Sagette, étonnée par leur parfaite ressemblance à « deux petits perdreaux sortant de l’œuf » (PF, p. 35). À plusieurs reprises par la suite, lorsque le narrateur décrit les jumeaux durant leur tendre enfance, ils sont assimilés à « deux merles dans une branche » (PF, p. 44), à un couple de pigeons (PF, p. 55), ou encore à « deux vraies canettes » (PF, p. 60). Les comparaisons des garçons (alors que celles avec la Fadette ne cessent pas) avec les oiseaux disparaissent de la langue du narrateur à partir du moment où Landry quitte le foyer familial et où les différences physiques des deux bessons commencent à apparaître, vers l’âge de quatorze ans : Landry est alors « une miette » plus grand et « une miette » (PF, p. 40) plus fort que son frère, et son œil est plus vif. Sylvinet, lui, est décrit comme plus fragile physiquement, mais est plus affectueux. C’est lorsque les jumeaux atteignent leur quatorzième année, âge correspondant à la puberté, qu’apparaît la première référence à la chasse des nids :
Landry avait un peu plus d’amour-propre que son frère. On leur avait tant dit qu’ils ne seraient jamais qu’une moitié d’homme s’ils ne s’habituaient pas à se quitter, que Landry, qui commençait à sentir l’orgueil de ses quatorze ans, avait envie de montrer qu’il n’était plus un enfant. Il avait toujours été le premier à persuader et à entraîner son frère, depuis la première fois qu’ils avaient été chercher un nid au faîte d’un arbre, jusqu’au jour où ils se trouvaient. (PF, p. 49)
Landry désire accéder à la puberté et tente de guider Sylvinet qui le suit sans grande conviction. Ces jumeaux dont les parents n’ont pas eu le soin de dissocier lorsqu’ils étaient jeunes, tel que recommandé par la mère Sagette, ne font qu’un, et devront lutter pour s’extirper de cet entre-soi qui les retient l’un à l’autre et qui, jusque-là, les empêche de devenir des « hommes faits » (pour reprendre les mots de Sand, PF, p. 129). Cette opportunité se présente lorsque le père Barbeau prend la décision de mettre l’un de ses bessons « en condition » chez un voisin et ami de la famille, le père Caillaud de la Priche. C’est Landry qui sera choisi, et sa séparation d’avec la famille et de la domus (soit l’espace domestique) permettra lui permettra de passer de « moitié d’homme8 » au statut de l’homme fait (ce qui est le propre du rite). En effet, « dans les campagnes françaises du XIXe siècle, le placement comme domestique hors de la ferme familiale marque la sortie de l’enfance et l’accession à un statut de jeune homme ou jeune fille » (Robert, 2015 : 158). Landry reste dans le familier, le voisinage, mais est juste assez éloigné pour grandir, à l’inverse de Sylvinet qui reste dans la domus.
Peu à peu, Sylvinet, n’étant plus que l’ombre de lui-même suite au départ de son besson, commence à s’isoler de ses pairs : « aussitôt qu’on n’avait plus les yeux sur lui, il s’en allait tout seul et se cachait si bien qu’on ne savait où le prendre » (PF, p. 60). Il ne socialise pas avec les adolescents de son âge et préfère à leur société ses jeux d’enfance, de jeune « oiseleur ». Lorsque Landry lui rend visite le dimanche, il l’entraîne dans les endroits où, petits, ils avaient l’habitude de jouer :
Sylvinet, qui était resté enfant de corps et d’esprit beaucoup plus que son frère, et qui n’avait qu’une idée, celle de l’aimer uniquement et d’en être aimé de même, voulait qu’il vînt avec lui tout seul dans leurs endroits, comme il disait, à savoir dans les recoins et cachettes où ils avaient été s’amuser à des jeux qui n’étaient maintenant plus de leur âge : comme de faire petites brouettes d’osier, ou petits moulins, ou saulnées à prendre les petits oiseaux (PF, p. 70).
Sylvinet est un enfant « de corps et d’esprit » puisqu’il refuse d’avancer, de passer des jeux d’enfants (« prendre les petits oiseaux ») aux jeux d’adolescents (courtiser les jeunes filles par exemple, aller au bal). En effet, « le temps des dénicheurs s’arrête vers dix ou douze ans et, lorsqu’on accède aux vraies chasses, cinq ou six ans après, on délaisse les frondes, les arcs, les petits pièges, on passe “de l’enfant à l’homme” » (Fabre, 1991). Landry, quant à lui, embrasse la puberté en s’adonnant à des jeux d’adolescents à la Priche9, où il est notamment initié à la danse et devient rapidement un « estimé danseur de bourrée » (PF, p. 71). La danse, ainsi que « tout cet univers [du bal aussi] aboutit à une épreuve courtoise au cours de laquelle on démontre non seulement une maîtrise du corps, mais une attention à l’autre, en particulier dans les danses du couple » (Fabre, 2019 : 85). L’expérience des bourrées, ces danses en couple, sont pour Landry, qui est revenu du monde des oiseaux et a été agrégé dans le monde des adolescents, le moyen d’aller à la rencontre de l’autre sexe qui est, selon Daniel Fabre, l’ultime étape de l’initiation des garçons. Sylvinet, quant à lui, n’a pas le goût de cet amusement et ayant vu Landry « danser une fois, cela avait été cause d’un de ses plus grands dépits » (PF, p. 71). L’écart entre les deux jumeaux se creuse : l’un devient un adolescent à la socialisation adéquate et souhaitée, selon les normes coutumières de l’époque, l’autre persiste à rester enfant. C’est un dimanche, avant que Landry n’arrive, que Sylvinet s’étant enfui de la maison pour éviter son frère, fera pour la première fois l’expérience de l’espace sauvage : « il était parti sans rien manger, avant le jour. Le soleil commençait à descendre10, et il ne revenait pas » (PF, p. 73). Landry est très inquiet pour son frère et décide de partir à sa recherche. Désespérant de ne pas trouver son frère et pensant au pire, il songe à demander de l’aide à la sorcière du village, la mère Fadet, lorsqu’il rencontre plutôt sa petite fille, surnommée la Petite Fadette. Cette dernière, ayant eu connaissance de son malheur, se moque de lui : « Au loup! au loup! Le vilain besson, moitié de gars qui a perdu son autre moitié! » (PF, p. 82). Landry est assimilé à un loup, un prédateur, quelques instants avant que Sylvinet ne soit, lui, associé à sa proie : l’agneau. Fadette indique à Landry que Sylvinet se trouverait à la hauteur de la rivière baptisé « la coupure » par ces derniers dans leur enfance. Cette appellation est fort appropriée puisqu’elle pourrait constituer la matérialisation du passage : un lieu associé à l’enfance, à traverser, à franchir pour en revenir initié. Landry, pour rejoindre son frère, « passe dans tous les feuillages et bat tous les herbages » (PF, p. 88), entre dans les broussailles, bref, brave la nature sauvage sans difficulté. Sauf que ce n’est pas dans les broussailles, milieu sauvage, que se trouve Sylvinet : il est sur l’autre rive, exactement à l’endroit indiqué par la Fadette, « assis, avec un petit agneau qu’il tenait dans sa blouse » (PF, p. 88). Le garçon est au bord d’une rivière très agitée, au cœur d’une tempête (décrite plus tôt dans le chapitre), donc dans une situation très dangereuse. L’oiseleur Sylvinet a certes momentanément quitté son nid, mais il ne traverse pas les épreuves nécessaires à son agrégation. Sand met un agneau bureau11 (qui agit ici comme une extension de Sylvinet) dans ses bras, fort de sa symbolique chrétienne qui l’associe à la pureté, à l’innocence et même au sacrifice12, « mais en même temps la couleur choisie incit[e] à y voir de l’inhabituel, faisant penser au monde sauvage plutôt qu’à d’innocents animaux domestiques; renvoyant également aux teintes des cendres et de la terre, à la mort et au deuil » (Robert, 2015 : 148). Le garçon, prêt à passer à la puberté, échappé de sa maison au beau milieu de la nature ensauvagée (la tempête), se retrouve plutôt à enlacer littéralement l’agneau, le symbole de l’enfance. Sylvinet que son frère pensait mort, de l’autre côté de la rivière déchainée, n’est pas revenu de cette « mort symbolique », car il n’y a pas eu de phase d’agrégation. Le récit narrativise en quelque sorte le proverbe français : « Lorsqu’un mouton quitte le troupeau, le loup le mange13 ». Le mouton (ici, le jeune mouton mâle, l’agneau qu’est Sylvinet) en s’exposant au dehors se met en danger, c’est la seule action qu’il a à mener – sortir de chez lui – pour se faire manger. L’agneau est une proie et est condamné par son état, il n’a pas d’issue possible face au prédateur, c’est ce que dit ce proverbe qui fait également écho à la fable de La Fontaine « Le Loup et l’Agneau ». Celle-ci débute en ces termes : « La raison du plus fort est toujours la meilleure ». En effet, une fois que l’agneau croise le loup, il est déjà condamné. Tout comme l’agneau-Sylvinet, celui de la fable croise le loup près d’un courant d’eau et se fait dévorer. Sand procède à une narrativisation de la fable et du proverbe14, mais le roman, ici encore, s’écarte de l’imaginaire proverbial et fabuliste, parce que si Sylvinet rencontre le loup (son frère), il ne se fait pas manger (ce qui dans les contes agit souvent comme une initiation ou une mort symbolique). Il revient plutôt avec le loup sans qu’aucun changement d’état n’apparaisse : « sitôt qu’il fut sur la rive, Landry l’embrassa […] et il le ramena à la maison » (PF, p. 93). Sylvinet, c’est celui qui soit « reste » à la maison ou qui y revient (pire : ici, il y est « ramen[é] »).
Dans cette scène, riche de symboles et d’interdiscursivités, Sylvinet devait affronter le saltus, soit l’espace ensauvagé qui incarne « la prévalence des forces naturelles sur les forces cultivées mais aussi de l’irrationnel sur la raison, du monde invisible sur le monde visible : en ce sens le rêve, la rêverie, le sens de l’inconnu, l’au-delà en relèvent » (Scarpa, 2009 : 210). Sauf qu’il n’a pas expérimenté la « mort symbolique » nécessaire à la réussite du rite, puisque « le passage dans l’autre monde est en quelque sorte l’axe du conte » et que « toutes les formes de traversée ont une origine identique, toutes proviennent de conceptions primitives sur le voyage du mort dans l’autre monde, et certaines, même reflètent de façon précise des rites funéraires » (Propp, 1983 : 263-264). Au lieu de braver les épreuves nécessaires à sa renaissance, Sylvinet reste immobile, comparé par le narrateur à une souche, avec « la figure aussi pâle qu’une fleur de nape » et « la bouche à demi ouverte comme un petit poisson qui bâille au soleil » (PF, p. 89). Ces comparaisons sont un peu singulières considérant qu’il est au milieu d’une tempête : au cœur du saltus, Sylvinet en est écarté, mis en retrait, en observateur immobile et comme la fleur de nape (nénuphar), il flotte à la surface de l’eau, se laissant bercer par le courant. Il ne réussit pas son initiation puisque là où il devrait « explorer » le saltus, il reste figé. Là où il devrait affronter l’épreuve de la peur, conduite par la voie des oiseaux, il est « pâle ». Finalement, là où il devrait faire l’épreuve de la virilité, il est comparé à une « fleur ». La situation de quasi-catalepsie (bouche ouverte, il est pâle comme la mort) est tenue, selon Vincent Robert, pour extrêmement dangereuse : l’historien rappelle que la tradition folklorique attribue habituellement cet état à ceux qui sont ensorcelés ou en communication avec les morts (Robert, 2015 : 144). Sylvinet, ayant franchi « la coupure », n’entre ni physiquement ni symboliquement dans « les broussailles », il ne pourra donc pas en revenir initié, il rentre bredouille à la maison. Le jeune garçon reste ainsi prisonnier de la phase liminaire puisqu’il lui est impossible de traverser les grandes frontières anthropologiques (domestique et sauvage, vivant et mort, masculin et féminin). À ce titre, il est bien un « personnage liminaire », tel que le définit Marie Scarpa (2009).
Lorsque l’amour de Landry pour la Petite Fadette éclate au grand jour, Sylvinet tombe dans « un état fiévreux », et même, il frôle la mort. La Baigneuse, femme de connaissance consultée pour le soigner puisque la mère Sagette n’est plus, avait prédit que le jour où il serait amoureux, il ne le sera qu’une fois : « la femme qu’il aimera, qu’elle soit pauvre, ou laide, ou méchante, n’hésitez point à la lui donner en mariage; car, selon toute apparence, il n’en aimera pas deux en sa vie. Son cœur a trop d’attache pour cela » (PF, p. 212). Elle ajoute cette prédiction15 : « votre fils Sylvinet, le jour où il aimera une femme, l’aimera encore plus follement qu’il n’aime son frère » (PF, p. 211). La Fadette, appelée à son chevet, réussit à le guérir sans « autre magie que de lui tenir les mains et la tête bien doucement, et de respirer fraîchement auprès de sa figure en feu » (PF, p. 230). Or, en le guérissant – puisque grâce à ses soins quotidiens il se remettra très vite –, elle le charme « bien plus qu’elle ne l’aurait souhaité16 » (PF, p. 254), et le fait tomber amoureux d’elle. Aimer l’amoureuse de son frère est problématique du point de vue de l’endogamie, puisque non seulement Sylvinet ne fait pas le détour par l’autre féminin, mais il reste dans l’entre-soi : « il a une surabondance d’amitié dans le cœur, et, pour l’avoir toujours portée sur son besson, il a oublié quasiment son sexe, et, en cela, il a manqué à la loi du bon Dieu, qui veut que l’homme chérisse une femme plus que père et mère, plus que frères et sœurs » (PF, p. 212). Il a « oublié » son sexe en ne passant pas par les étapes nécessaires pour atteindre la virilité. Ayant déterminé que la seule solution possible est de s’exiler, Sylvinet s’engage comme soldat. Il n’a d’autre choix que de quitter son milieu social, pour lequel il se sacrifie. La décision de Sylvinet de s’exiler de sa famille est nécessaire, puisqu’en restant il serait en situation d’inceste de deuxième type, c’est-à-dire une relation interdite entre deux consanguins du même sexe qui partagent le même partenaire (Héritier, 1979). Cette situation ne serait bien entendu pas tolérée, Landry et Sylvinet sont dans une situation de « court-circuit » incestueux par la même femme, la Fadette. Cette décision est approuvée par sa famille; sa mère, à la toute fin du roman, s’exprimant ainsi à son sujet : « voyant qu’il pensait trop à la femme de son frère, [Sylvinet] est parti par grand honneur et grande vertu » (PF, p. 254). Selon Yvonne Verdier, « la conscience individuelle est ramenée en arrière par la notion de destin et est sanctionnée par la mort du héros […] qui permet de restaurer l’ordre social ébranlé » (1995, p. 165). Ici, Sylvinet n’est pas mort, mais il n’est pas vivant non plus : il est condamné à un célibat éternel, et à l’exil dans l’armée. Il est ironique que son engagement comme soldat dans l’armée soit un rite typique faisant la virilité : le passage du dénicheur au soldat est en effet typique. Le rite d’initiation permet, par les épreuves de la marge, d’effectuer le détour par l’autre (animal, féminin, mort) pour devenir soi. Pour construire le lien social, il faut lutter contre le désir de rester entre soi. Or, Sylvinet, victime du sort et des ratés initiatiques, est condamné à rêver de vivre dans l’entre-soi du territoire, de la consanguinité et du genre17. Lors de l’épisode de l’agneau, il est – on l’a dit – comparé à une souche : il est bel et bien l’être de la souche, celui qui, dans la rivière appelée « la coupure », revient toujours vers le « même », celui qui ne parvient pas à se couper du même.
En effet, lorsque son père, après le mariage de Landry, l’engage lui aussi à prendre femme, Sylvinet lui répond « qu’il ne se [sent] aucun goût pour le mariage, mais qu’il [a], depuis quelque temps une idée qu’il [veut] contenter, laquelle [est] d’être soldat et de s’engager » (PF, p. 252). Cette « idée » qui germe en lui depuis l’épisode de l’agneau est le suicide, qu’il manifeste à la Fadette en ces termes : « Ne serait-ce pas ce qui pourrait m’arriver de plus heureux, de mourir, lorsque je vois bien que je suis une peine et un embarras à ma famille par ma mauvaise santé » (PF, p. 240). En s’engageant comme soldat, Sylvinet va vers la mort; il est « brave à la bataille comme un homme qui ne cherche que l’occasion de se faire tuer » (PF, p. 253). Est-ce que Sylvinet doit mourir? Nous croyons que oui. D’abord, le fait que son frère cadet se soit marié avant lui cause une inversion aîné/cadet insurmontable dans leur système de créance paysan. Aussi, et surtout, dans la logique gémellaire, les doubles « se manifestent souvent sous les traits, antagonistes, de la civilisation et de la sauvagerie; l’un des deux est destiné à mourir pour que l’autre puisse fonder une civilisation » (D’Onofrio, 2011 : 208). Sylvinet doit mourir pour que Landry puisse fonder un nouvel ordre social.
» [M]al initié », pris dans une situation d’entre-deux, Sylvinet est un héros négatif et « raté » : à ce titre, il serait, peut-être, le type même du héros romanesque, suivant l’hypothèse heuristique d’Yvonne Verdier, affirmant que les contes finissent toujours bien, mais qu’avec le roman, « tout change » : les rites sont toujours présents, mais il nous raconte « ce qui se passe quand on s’en écarte » (Fabre et Fabre-Vassas, 1995 : 30). Le roman La Petite Fadette est bel et bien travaillé par des logiques génériques et culturelles propres au conte, et dont la lecture ethnocritique, qui « déplac[e] l’analyse du récit d’un rite pour s’interroger sur le rite d’un récit » (Privat, 2017), montre toute la persistance et pertinence. Si le sacrifice nécessaire de Sylvinet permet une fin digne d’un conte merveilleux (il y a mariage et fondation d’un nouvel ordre), cette fin célèbre le triomphe d’un des jumeaux au détriment de l’autre : elle choisit le héros du conte (Landry) et signe la mort du héros négatif (Sylvinet), celui-là même qui est pourtant emblématique de l’univers romanesque.
Laforce-Tarabay, Raphaële, « La trajectoire de Sylvinet, victime du sort et personnage liminaire dans La Petite Fadette de George Sand », dans M.‑A. Bernier, S. Ménard et É. St-Martin (dir.), Les vies de malheur(s) au XIXe siècle, mai 2023, en ligne sur le site Ethnocritique : http://ethnocritique.com/fr/entree-de-carnet/sorciere-mais-bonne-fille-…
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Corpus secondaire
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