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Sorcière, mais bonne fille quand même: agentivité magique de Nana et conduite économique dans "Nana" de Zola

Sorcière, mais bonne fille quand même: agentivité magique de Nana et conduite économique dans "Nana" de Zola

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02 mai 2023
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     Le récit de Nana propose une plongée dans la société déréglée du Second Empire, où la mondanité fréquente les bas-fonds de Paris, les relations étant caractérisées par des pactes et des transactions plus ou moins explicites. La confusion de classes se manifeste par des ratages dans les échanges qui se cristallisent dans des lieux comme le Théâtre des Variétés, mais aussi et surtout dans le corps des femmes, qui sont dans ce contexte un réel lieu de passage et d’échange. Le centre du texte et les préoccupations des personnages se portent sur Nana, dont le sexe est « assez fort pour détruire tout ce monde et n’en être pas entamé1 ». Jeune, belle, effrontée, image de la sexualité dans tout son vice (et son attraction), Nana précipite ses amants à la ruine ou au déshonneur par un simple toucher, elle apparaît comme une professionnelle de la manipulation, un personnage sur-initié sur le plan sexuel. Si elle provoque la chute de ceux qui la convoitent, Nana n’est pas à même d’empêcher sa propre déchéance. Le pouvoir de son sexe se dévoile alors de manière contradictoire : tout-puissant, bien qu’éphémère. Nous souhaitons étudier son personnage à travers cette agentivité étrange, que nous qualifions de magique (au moins du point de vue symbolique) en nous appuyant sur les travaux de Jeanne Favret‑Saada. Le roman se déroule en épisodes où l’on découvre divers visages de cette société désordonnée, dans lesquels les amants perdent peu à peu leur lucidité et commencent à manquer de rigueur dans les échanges économiques et symboliques : des paiements manqueront, des promesses tarderont à se réaliser ou seront brisées.

     En mettant l’accent sur l’aspect symbolique de différents motifs tels que les paroles prononcées, les passages des rites ou encore l’interprétation de signes hétérogènes comme relevant d’une même logique culturelle, la présente étude interroge les désordres symboliques issus de l’agentivité particulière de Nana. Considérant son champ d’action comme un « espace magique » (Favret‑Saada, 1977 : 218), nous questionnerons les lois d’une conduite économique (Bourdieu, 1963 : 26) pérenne et les conséquences de l’agentivité magique dans le rapport des hommes au temps. De même, il sera central de situer cette agentivité et ces dérèglements dans le cadre des échanges prostitutionnels à l’œuvre dans Nana, que nous traiterons à partir de la notion d’échange économico-sexuel (Tabet, 2004 : 7). Nana parvient-elle vraiment à renverser Paris par son sexe ? Comment s’organise dans le temps la confusion qui conduit les personnages à choisir le plaisir et le divertissement plutôt que l’honneur ? Y a-t-il des épargnés ? Si oui, sont-ils immunisés parce qu’ils présentent des similarités avec Nana ou s’en écartent-ils au contraire totalement ?

Certaine de la toute-puissance de sa chair : quand toucher, c’est prendre

     Les rapprochements entre les figures du sorcier et de la prostituée ont lieu d’être, puisque ces professions sont illégitimes du point de vue légal et se fondent toutes deux sur un certain mystère entourant leur protagoniste. Précisons dès maintenant qu’adhérer à l’idée d’une agentivité magique symbolique ne signifie pas que le texte est construit sur l’imaginaire de la sorcellerie, ou que Nana aurait fait des incantations secrètes entre L’Assommoir et son récit. Il s’agit plutôt de saisir « sa mise en forme symbolique » (Favret‑Saada, 1977 : 213, l’auteure souligne), sa pertinence pour établir un système particulier de relation à l’intérieur d’une logique culturelle. Même si le récit de Nana semble cependant jouer avec cet imaginaire, le vocabulaire de sorcellerie est surtout employé pour s’opposer au religieux, comme deux forces substantiellement incompatibles. La prise de Muffat par Nana est ainsi un ensorcèlement selon Madame Du Joncquoy (N : 441).

     Jeanne Favret‑Saada a conceptualisé un système de distribution du malheur qui s’appuie sur les récits de sorciers dans le Bocage dans son ouvrage Les mots, la mort, les sorts (1977). La caractéristique principale d’un sorcier est de posséder une force vitale excédant son espace personnel, que l’ethnologue nomme le « domaine » (1977 : 334). Le concept de domaine concède à l'individu, dans un même champ, son corps, ses capitaux symbolique et économique, ses proches (famille directe), soit tout ce qui se rattache à lui et constitue son identité, sa force vitale. Domaine et force vont de pair chez l’individu sans pouvoir magique. Le problème du sorcier, quel que soit son domaine, est que sa force vitale reste toujours trop forte. Dès lors, il jette des sorts qui lui permettent de déverser sa force excédentaire. Même si ceux-ci atteignent le domaine d’autres individus (se traduisant par une perte matérielle ou symbolique comme l’honneur), le déséquilibre entre le domaine et la force vitale du sorcier est maintenu, puisqu’il « représente le manque d’espace vital » (Favret‑Saada, 1977 : 344, souligné dans le texte). Ainsi, du point de vue symbolique (et ontologique), la perte de l’ensorcelé est toujours une perte brute qui, bien que « prise à son compte » par le sorcier, ne pallie pas l’excédent de force caractéristique de cette figure : « il lui en faudrait toujours plus pour investir sa force excédentaire » (Favret‑Saada, 1977 : 344). Dans le roman à l’étude, cette perte modélise la circulation de l’argent que Nana dévore avidement, toujours plus riche et plus endettée à la fois : « l’or vidé à pleine brouette, ne parvenai[t] pas à combler le trou qui toujours se creusait sous l’hôtel » (N : 454). La narration traduit ce phénomène avec un vocabulaire de l’ingestion sans digestion (elle mange les hommes et leur fortune mais ne les transforme pas en autre chose) : « Nana, en quelques mois, les mangea goulûment, les uns après les autres » (N : 479). La notion de domaine nous permet de traiter l’argent et son possesseur de la même manière, puisque d’une certaine façon l’argent fait le possesseur, lui octroie du domaine d’un point de vue économique et symbolique. Ainsi, la perte d’argent est le résultat de l’agentivité magique de Nana : « un petit souffle de ses lèvres changeait l’or en une cendre fine » (N : 452). Par les sorts jetés, les sorciers peuvent « accroître le potentiel bio‑économique de leur domaine sans passer par les médiations symboliques ordinaires » (Favret‑Saada, 1977 : 339), telles que le travail ou l’héritage.

     Favret‑Saada note que le pouvoir du sorcier se manifeste à travers trois indices : une parole, un toucher et un regard magiques (1997 : 192‑204). Dès le début du roman, l’obsession que provoque Nana chez les hommes ne commence pas après qu’ils ont eu une relation sexuelle, mais avant. Son corps, entre femme fatale et enfant capricieuse et dodue, contient intrinsèquement une valeur que chacun veut prendre pour soi. De nombreuses propositions ont été avancées, comme son sexe « dont l’odeur seule gât[e] le monde » (Ménard, 2013) ou encore les mouvements de son corps (Ogane, 2016 : 111-120). Nous constatons ainsi que le corps de Nana a une utilité magique pour elle, qui lui octroie sa réputation, sa célébrité et ses « succès ». Muffat, qui se fait violence pour ne pas céder au vice, finit par courtiser Nana. Philippe, venu lui demander de libérer son petit frère Georges de son emprise, devient à son tour son amant, déclenchant le désespoir du cadet. Plus les succès de Nana se multiplient, plus elle semble accéder rapidement à son désir de l’instant. Ainsi, au bout de quelques mois de relation avec le comte, elle impose sa volonté :

De ses petites mains, elle lui renversa la tête, puis, se penchant, colla sa bouche sur sa bouche, dans un long baiser. Un frisson le secoua, il tressaillait sous elle, éperdu, les yeux clos. Et elle le mit debout.
— Va, dit-elle simplement.
Il marcha, il se dirigea vers la porte (N : 331).

Le toucher qui transforme un « non » en « oui » introduit bien un désordre symbolique en déviant les comportements des personnages par des procédés qui dérogent à l’ordre établi (qui serait la coutume : requête, attente, réponse). Que Nana réunisse tous les attributs du sorcier selon la conception de Jeanne Favret Saada n’est pas notre objectif, nous souhaitons surtout comprendre le désordre instauré par la présence d’une force vitale démesurée dans un ensemble où coexistent forces et domaines ordinaires, donc sans magie.

     Le toucher de Nana a une portée symbolique, et sa parole est dotée du même pouvoir. Parmi les manifestations dans divers épisodes du roman, nous portons ici attention seulement aux conséquences de sa parole envers son fils Louiset. Enfant né hors mariage et mourant en bas âge, ce personnage est placé sous un double malheur : celui de la liminarité (son statut social n’est pas défini, il n’a pas de nom) et celui de la proximité avec un agent magique, sa mère. Selon cette lecture, il devient possible d’affirmer qu’en plus du désintérêt et du manque d’amour, de temps et d’aide financière, Nana condamne son fils en l’utilisant en gage d’honneur lors de promesses jamais tenues : « Sur la tête de son enfant, elle n’aimait que son Georges » (N : 209), mais aussi « elle jurait sur la tête du petit Louis. Ça devait suffire » (N : 347). Jurer sur la tête de quelqu’un, c’est mettre la vie de cette personne en jeu, en gage de sa bonne foi. À l’époque du Second Empire, les gens sont superstitieux et ces paroles symboliques ne sont pas dites à la légère, puisque la superstition accorde une performativité exacerbée à ces actes de langage illocutoires. En se déresponsabilisant de ses mensonges, Nana place le gage non plus sur son honneur ou sa vie, mais sur la vie de son fils, innocent. Bien que Louiset meure, il nous est difficile de déterminer si c’est réellement l’abandon de sa mère qui le tue, ou tout du moins l’efficacité symbolique magique de ses paroles, en jurant sur sa tête à deux reprises.

     Dans son essai Esquisse d’une théorie générale de la magie (1903), Marcel Mauss cherche aussi les implications symboliques à propos des croyances magiques. Il soutient notamment que ce qui donne sa force magique aux individus, « ce n’est pas tant leur caractère physique individuel que l’attitude prise par la société à l’égard de tout leur genre » (Mauss, 1966 : 17). Que la magie soit réelle ou non, tant qu’une identité de groupe est instaurée et, dans ce cas, crainte, l’efficacité symbolique de la magie est assurée. Dans Nana, le groupe auquel appartient le personnage éponyme est celui des courtisanes. On nous dit au début du roman que les maîtresses de Vandeuvres lui dévorent, « bon an mal an, une ferme et quelques arpents de terre ou de forêts » (N : 87). Comme l’écrit Fauchery dans son article La Mouche d’or, Nana se démarque au sein de sa lignée biologique par « le détraquement nerveux de son sexe de femme » (N : 244). Tous les personnages féminins amenés à employer leur sexe pour arriver à leurs fins présentent au moins un trait commun avec Nana au-delà de leur genre : par exemple, la comtesse Sabine a le même grain de beauté à côté de la bouche. Ces sexes de femmes dominent Paris et sa noblesse, et Nana est le symbole de cette nouvelle agentivité spécifiquement féminine.

     L’origine du pouvoir du sorcier est souvent héréditaire selon Favret Saada (1977 : 219), mais il se double d’un rite d’initiation qui se déroule dans des lieux et conditions précis (Mauss, 1966 : 26). En ce qui concerne l’hérédité (sociale et biologique), Mauss écrit :

Sont destinés à être magiciens certains personnages qui signalent […] des particularités physiques ou une dextérité extraordinaire […]. Les sentiments qu’excitent en eux les traitements dont ils sont d’ordinaire l’objet, leurs idées de persécution ou de grandeur, les prédisposent même à s’attribuer des pouvoirs spéciaux (Mauss, 1966 : 17).

Dans le roman, le corps de Nana, source de son pouvoir, se constitue en opposition à celui de sa mère : Gervaise était moquée pour sa boiterie, voilà sa fille qui est acclamée pour le balancement de ses hanches. Cette prédisposition héréditaire est tout à fait assumée par le texte, comme le démontre l’article de Fauchery, rapporté par le narrateur : « grande, belle, de chair superbe ainsi qu’une plante de plein fumier, elle vengeait les gueux et les abandonnés dont elle était le produit » (N : 244-245, nous soulignons). Mauss ajoute aux prédispositions biologiques l’importance de l’âge de l’initié : « En raison de leur âge et n’ayant pas subi les initiations définitives [dans notre cas, l’éducation sentimentale et le mariage], ils ont encore un caractère incertain et troublant. Ce sont encore des qualités de classe qui leur donnent leurs vertus magiques. » (Mauss, 1966 : 18)

     Dans L’Assommoir, roman qui décrit la naissance et la jeunesse de Nana, la fille de Gervaise commence très tôt à faire preuve d’agentivité magique. Elle est rapidement initiée à la séduction, manifestant un penchant naturel pour celle-ci et une force vitale déjà excédentaire : elle cause notamment la chute de son père, qui signe le premier malheur de leur famille, désormais placée sous le signe de la misère. Cette éducation précoce2 empêche cependant Nana de respecter les étapes des rites qui marquent son groupe, puisqu’elle ne se marie pas et multiplie ses amants, si bien qu’elle est plongée dans une situation de liminarité qui nourrit son agentivité magique, tout en la plaçant systématiquement en marge3. De plus, la prostituée et le sorcier ont en commun une initiation trop développée dans des domaines exclus de la culture dominante : les savoirs de la magie et ceux du sexe et du plaisir.

     Le système symbolique de la sorcellerie nous offre de nouveaux lieux d’initiation comme le théâtre. Il est tentant de voir dans l’ouverture du roman une sorte de baptême qui consacre Nana et lui offre le rayonnement que mérite sa force vitale excédentaire. Le lecteur et les spectateurs la découvrent en représentation (à neuf heures du soir, ce qui signe le début de la vie nocturne), dans une comédie ambiguë (qui mêle un récit de divinités antiques à une mise en scène vulgaire), où ses seuls atouts sont son corps hypersexualisé et son impudeur (elle est presque nue lors de l’acte final). Cette première vision permet de construire un système univoque basé sur l’adhésion commune à la force de la chair de Nana. Le texte s’ouvre sur une Nana encore plus forte qu’avant, qui termine son éducation en atterrissant dans ce lieu, entre le théâtre et le « bordel » (N : 24), entre l’artificialité et la sexualité organisée. L’initiation s’achève : « Tout d’un coup, dans la bonne enfant, la femme se dressait, inquiétante, apportant le coup de folie de son sexe, ouvrant l’inconnu du désir. Nana souriait toujours, mais d’un sourire aigu de mangeuse d’hommes. » (N : 50).

La loi du marché de Nana

     Agentivité magique effective, Nana a un pouvoir sur les hommes dès qu’ils s’approchent trop de son corps. Agentivité surtout symbolique, elle est maîtresse du domaine de la séduction, symbole de féminité parmi toutes les femmes. Sa conduite économique, à savoir la façon dont elle agit avec ses ressources en prévision de l’« à venir » (Bourdieu, 1963 : 27), est mue par cette force qui la pousse au déplacement constant, à l’amassement interminable dont la seule issue ne semble pas le plus beau des palais, mais bien la mort. Dans ses déplacements, Nana touche de nombreux hommes et, par son agentivité magique, elle dévie leur trajectoire et modifie leur propre conduite économique.

     L’échange est au cœur des liens sociaux, et Nana est la plaque tournante où s’organisent la plupart d’entre eux. Marcel Mauss (1923) définit l’échange coutumier dans un groupe par la logique du don et du contre-don. Un don implique un retour, symbolique ou non. Un pacte implicite recouvre alors le don initial, et la validité de ce pacte dépend de l’honneur du donateur et du donataire. L’honneur peut se concevoir selon deux paramètres. Il peut être présupposé par la naissance et le nom4, mais Pierre Bourdieu et Marcel Mauss s’accordent surtout sur son origine culturelle puisqu’il est surtout une valeur qui fluctue en fonction du groupe d’appartenance. Faire preuve d’honneur c’est adopter une conduite économique conforme aux normes fixées par ses pairs (Bourdieu, 1963 : 36). L’honneur est aussi une affaire personnelle ; nous verrons que Muffat perd tout sentiment d’honneur vis-à-vis de lui-même bien avant que la société s’en mêle. Déroger aux étapes du don et du contre-don revient à ne pas faire preuve d’honneur, puisqu’il s’agit de la norme liée à l’échange économique traditionnel.

     Mais les échanges dans Nana sont-ils des dons ? Si oui, que faire des dons « ajoutés », imprévus ? Vandeuvres nomme sa jument comme elle et accroît ainsi encore son capital symbolique, sans que cela donne lieu à un échange réciproque (il se tue après la course). Et puis, Nana ne donne jamais rien, mais se donne elle, se présentant comme un bien illimité. La spécificité de ses échanges avec les hommes est la nature de ce déplacement : il s’agit d’échanges économico-sexuels au sens où Paola Tabet les conçoit5. Le rapport posé dans ce type d’échange ne rejoint pas la réciprocité de la théorie de Mauss, mais plutôt l’idée d’une réelle transaction. La prestation reçoit en retour compensation, et non pas un don réciproque des richesses de chaque agent, l’argent pour l’homme et le corps pour la femme. Les amants de Nana pensent bien qu’elle sera reconnaissante (et même redevable) s’ils lui offrent ce qu’elle désire, et c’est probablement la raison pour laquelle chacun espère toujours qu’elle se donne symboliquement et physiquement de manière exclusive. Mais Nana a conscience de cela, et plus son pouvoir grandit, plus elle l’affirme clairement : « plus d’argent, plus rien, tu entends ! » (N : 473) crie t elle à Muffat alors qu’il est doublement ruiné par sa femme et sa maîtresse.

     Mais dans l’échange de nature économico-sexuel, « on paie un service, c’est-à-dire une non-sexualité » (Tabet, 2004 : 153) : opposer la sexualité et le service implique une distinction entre l’expression d’un désir sexuel et la réalisation d’un « service sexuel » (Tabet, 2004 : 152). Dans le cadre de cet échange spécifique, la femme offre sa sexualité (et son corps) comme un service en échange d’autres services de nature différente (financier, matériel, ou social). Le service sexuel est donc compensé par une non-sexualité, mais il se constitue aussi sans réellement impliquer la sexualité de la femme au sein de cet échange (du point de vue de ses désirs personnels, ses envies, ses préférences). Cela instaure un désordre encore plus grand dans les relations de Nana : travestie en femme de luxure, les hommes ne voient pas sa nature froide. Son arme est son corps et sa quête n’est pas le plaisir, mais le pouvoir. La sorcière doit sans cesse avoir plus de pouvoir pour avancer. Son agentivité prend alors tout son poids dans cet échange opaque, où l’un des deux partis se fait berner sous couvert de la réciprocité ; les dons apparaissent comme des tarifs choisis par Nana6. L’échange lui permet de fixer son prix et de décider de son partenaire : elle semble maîtresse de son destin.

     Manipulatrice, Nana se fait passer pour objet quand elle officie en véritable partenaire financière dans ces échanges économico-sexuels ; elle paie de son corps, capital symbolique qui paraît inépuisable. En effet, après avoir terminé « son œuvre de ruine et de mort » (N : 499), « elle partit en grande toilette pour embrasser Satin une dernière fois, propre, solide, l’air tout neuf, comme si elle n’avait pas servi » (N  : 499). Cette posture que prend Nana dans les échanges et l’agentivité magique de son corps lui donnent une certaine autorité dans ses demandes d’argent : « elle ne se gênait plus, elle avait reconquis une liberté entière » (N : 477). L’éventail de variations possibles dans l’échange économico-sexuel permet à Nana de jouer à la femme mariée et bafouée le temps de son ménage avec Fontan, à l’adolescente vivant son premier béguin avec Georges à la Mignotte, et à la cruelle femme dominatrice poursuivant le comte « à coups de pied » (N : 487). Son corps et les services sexuels qu’elle aurait dû traditionnellement réserver au mariage, Nana a la présence d’esprit de les vendre à prix d’or.

     Au fil du roman, la courtisane connaît trop de prétendants pour son seul corps. Selon la loi du marché économique, elle devrait offrir ce bien unique, limité, au plus offrant ; mais la conduite de Nana y déroge, si bien qu’elle risque plus d’une fois de perdre le soutien du comte au profit d’aventures improductives : telles sont ses liaisons avec Satin, Georges ou Fontan. Plutôt que des amours gratuits, des dons, nous voyons dans ces relations une mauvaise lecture des signes de la part de la protagoniste (elle se croit amoureuse ou attend un amour en retour). Par exemple, son installation prématurée avec Fontan (elle lui donne tout son argent et pend sa crémaillère trop rapidement) laisse présager le malheur du ménage : « Nana ne pouvait se tenir. Elle était dans un ravissement d’amour » tandis que Fontan « se laissait adorer, plein de condescendance » (N : 271).

     Nous ajoutions plus haut à la réciprocité du don de Mauss la question du gage, basé sur l’honneur. Des gages, il y en a tout au long du récit ; mais dans la société déréglée du Second Empire, les coutumes d’honneur sont mises à l’épreuve. Le désordre symbolique que Nana porte avec elle, et qui lui permet de fausser ses échanges avec les hommes, se traduit aussi dans tous les ratés des transactions symboliques entre les personnages. Nana semble signer la fin d’une culture d’honneur, dont le comte Muffat, « la vertu même » (N : 173), était l’un des derniers représentants. La transaction et son gage symbolique viennent interroger les honneurs qui sont en jeu : évidemment, l’honneur d’une courtisane n’est pas celui d’un comte. Muffat apparaît comme le personnage le plus malheureux, interminablement tiraillé dans son identité d’homme pieux (spirituel) et d’homme de luxure (corporel). Dans la loge, face à Nana à demi nue, en présence du Prince et du marquis de Chouard, Muffat réalise : « Nana confusément était le diable, avec ses rires, avec sa gorge et sa croupe, gonflées de vices. Mais il se promettait d’être fort. Il saurait se défendre » (N : 173). Il brisera ce serment quelques instants plus tard en embrassant violemment le cou de la courtisane.

     En un sens, Muffat se sacrifie lui-même à Nana, il lui vend tous ses honneurs de noble. Son argent et son nom sont plus importants que ceux de Steiner par exemple, et Nana n’a que plus de plaisir à s’emparer de sa force vitale et de son capital d’honneur. Ce sacrifice ne nous empêche pas de penser que Muffat est victime du sort : « ce qui signe la sorcellerie, c’est donc moins la pure et simple réalisation d’une prédiction ou d’une malédiction que sa prise en charge par l’ensorcelé qui, à son corps défendant, devient ainsi l’agent du destin » (Favret Saada, 1977 : 196). Muffat se condamne dès qu’il cède à Nana, puisqu’il se l’interdisait : il viole un gage lancé envers lui-même. Les promesses que Nana brisera à son égard auront peu de poids face à l’affront symbolique initial de la trajectoire du comte. La femme promet l’amour, mais vend un service. Elle confond l’échange symbolique avec la transaction économique et renverse ainsi toutes les valeurs qui se présentent à elle. Son monde est une comédie perpétuelle et elle est la plus à l’aise sur scène, acclamée par la foule, écrasant le monde d’en haut. Les affronts symboliques commis par Nana sur plusieurs personnages ont plus ou moins d’incidence selon le code d’honneur et le domaine du personnage. Jeanne Favret Saada écrit encore : « On peut aussi dire que, dans ce cas, la force, le nom et le périmètre du domaine se recouvrent exactement » (1977 : 339). Ainsi, Fontan, au nom si court (et privé de la généalogie accordée par un nom de famille), est armé ou en tout cas construit pour ne pas être touché par l’agentivité de Nana. Elle dit même qu’il est sa vengeance, se plaçant alors en victime de son destin. Le comte Muffat de Beuville, à la réputation établie, riche, marié et père, chambellan de l’impératrice, croyant pieux que Nana détourne de sa foi, apparaît comme la victime la plus sensible textuellement au charme de Nana. Tout un vocabulaire de la maladie fiévreuse7 se déploie pour communiquer au lecteur ses sentiments pour Nana. Cette importance du rang et du nom, Nana en aura conscience pour échanger son corps, pourtant ce savoir-faire hors pair ne l’empêche pas de s’endetter et de perdre plus vite qu’elle n’accumule.

Conduite économique et protection du sort

     L’agentivité de Nana motive les mouvements du texte (à l’exception du dernier chapitre dans lequel elle disparaît), mais aussi ceux des personnages. Seulement, si nous assumons que Nana est liminaire dans sa situation sociale, bien que sur-initiée sur le plan sexuel, elle ne maîtrise pas le dicton « le temps c’est de l’argent ». En effet, sa conduite à l’égard du temps laisse à désirer. Le texte attend souvent Nana qui multiplie les retards :

— Déjà deux heures… Il faut que je sorte. […]
Mais elle eut un sursaut en entendant sonner trois heures.
— Nom de Dieu ! lâcha-t-elle brutalement (N : 66-67).

Dans sa loge lors de la visite du Prince, un jeu narratif s’installe où Nana se fait attendre et montre bien qu’elle n’en fait qu’à sa tête. On peut encore noter le départ brusque à la Mignotte qui va entraîner toute une série de déplacements, si bien que tous les personnages se retrouvent aux Fondettes en quelques jours. Le manège des amants de Nana est autant un procédé théâtral qu’une soumission du texte au rythme de son héroïne. Inversement, lors de la course hippique, elle arrive parmi les premiers, plus de trois heures en avance, prête à recevoir tous les hommages et à défiler dans la mondanité. À sa gestion désordonnée du temps s’ajoute celle, tout aussi mauvaise, de l’argent. Nana semble compter sur l’infinité de demandes rythmant son marché, dont l’offre (son corps) et le prix (argent, biens, honneurs) sont sa décision. Elle n’a aucune logique de calcul. Ses écarts aux coutumes de bienséance et sa mauvaise conduite économique signent déjà que son parcours ne peut s’établir dans la durée : « Cela sentait une crémaillère pendue trop vite, au milieu d’une fortune subite, et lorsque rien n’était encore en place » (N : 119). La (non) ritualité autour de sa crémaillère8, qui signe en quelque sorte l’avènement de son règne sur Paris, place déjà celui-ci sous le signe du malheur, car l’opulence et la rapidité sont des antonymes aux notions de calcul et de prévision. Jean Marie Privat remarque aussi à propos de cette coutume domestique, fondamentale pour l’avenir du foyer, que « le désenchantement du rite serait ainsi le signe d’une nostalgie d’un monde en ordre » (Privat, 2017 : 235), ce qui souligne à nouveau le désordre instauré par Nana et cette « fortune subite ».

     Son agentivité magique force ses amants à se plier à sa gestion économique et temporelle. Leur ensorcèlement les aligne tous sous le même régime économique : aucun homme ne s’enrichit après avoir commencé à fréquenter Nana. Ils développent d’eux-mêmes une forme d’improductivité financière, de stérilité. Par exemple, Vandeuvres parie sur son cheval fétiche, tandis que Nana transmet son agentivité magique à la jument qui porte son nom (qui est alors momentanément placée sous son domaine). Par un dédoublement qui prend racine dans le corporel, dans la gestuelle étudiée de ses hanches, Nana précipite Vandeuvres dans sa chute : il se suicide dans son écurie, voulant partir en grand homme, mais sa mort est un raté, et personne n’y prête attention. Il est le premier des amants de Nana à connaître l’anéantissement total de son capital financier et symbolique. Muffat, Georges et Philippe suivront. Une fois de plus, le comte Muffat voit son univers symbolique s’effondrer à cause de l’attraction de la femme, et quand il cherche secours à l’église, il arrive trop tôt, car « Dieu n’y était pas encore » (N : 262). Dans sa boulimie d’hommes, Nana passe graduellement d’un troc que nous qualifierions de chic (soit une compensation valorisante en honneurs ou en biens matériels) à une transaction purement économique. Elle demande à la fin des sommes d’argent fixes sans lesquelles ses amants n’entrent pas chez elle (« [Nana] avait signifié que, s’il [Steiner] ne lui trouvait pas mille francs, pour payer un billet, elle ne le recevrait plus » [N : 264]). À mesure que son ascension sociale s’effectue, Nana tombe de plus en plus dans une prostitution explicite et dévalorisante du point de vue symbolique, puisque la monnaie se réduit, comme l’écrit Bourdieu, à « des signes qui ne sont en eux-mêmes source d’aucune jouissance » (Bourdieu, 1963 : 33).

     Ces conduites irrationnelles dénotent une hétérogénéité culturelle, dans le sens où Nana soumet des hommes de haut rang à sa loi, qui n’est pas celle d’une conduite économique honorable. Madame Hugon, qui appartient à l’Ancien Monde des bonnes mœurs aristocrates, manifeste rapidement sa méfiance à l’égard de Nana, ayant « le vague pressentiment d’un malheur qui l’effrayait, le soir, comme si elle eût connu la présence dans la contrée d’une bête échappée de quelque ménagerie » (N : 216). Ses deux fils perdent leur honneur9 pour Nana, et Madame Hugon se montre perspicace, mais malheureusement inefficace pour conjurer les sorts de la courtisane. Le malheur des hommes rencontrés par Nana s’étend sur une gradation où le malheur symbolique le plus fort est une destruction totale des valeurs et des conduites de l’individu (qui abandonne son code d’honneur comme l’illustre Muffat), et le malheur biologique est évidemment la mort prématurée de Georges, qui signe la série des malheurs qui s’abattent sur Nana avant sa disparition : Zoé démissionne, Satin meurt, et Muffat la quitte avant d’y laisser sa vie lui aussi. Dotée d’une agentivité magique symbolique, Nana est particulièrement efficace sur les désordres et malheurs de ce même ordre. Le narrateur reprend l’expression de Fauchery, la mouche d’or, et modèle le personnage de Nana comme un destin en marche : elle a un objectif, « l’œuvre de mort et de ruine », la revanche prise sur ses parents. Une fois son destin accompli, le sort s’abat également sur elle, et elle finit par « s’empoisonne[r] littéralement de son sang » (Ménard, 2013 : 8) au contact du petit Louiset, malade.

     L’agentivité magique dévie les trajectoires de ceux qui ne présentaient pas de conflit apparent avec leur groupe et leurs coutumes. Nana sonne la fin d’un monde, ou le commencement d’un nouveau. Son destin, en dehors des rites et coutumes, se traduit comme le « risque historique que représente l’individu pour la société » (Verdier, 1995 : 157). Détachée du groupe par sa force vitale, celle-ci l’empêche d’accéder à un vivre ensemble qui ne se solde pas par la mort de l’un pour la survie de l’autre. Nana fascine et symbolise l’inclination d’un monde vers la déviance morale, qui résulte d’un vieux monde qui mourait d’ennui (« on crève dans tes palais » se lamente la courtisane [N : 328]). La comtesse Sabine, par l’adultère, éveille sa personnalité, et cela se matérialise dans le texte par l’évolution des couleurs qui l’entourent au fil de sa tombée dans l’adultère, puis dans le vice généralisé (caractérisé par une sexualité déviante et une conduite économique déraisonnable). Mais qui peut assumer le rôle de contre-sort dans cette société qui n’attend qu’à se faire empoisonner par Nana ? Qui propose un système de valeurs qui ne s’écarte pas du chemin de la coutume, du point de vue moral et économique, tout en la réinventant ?

     Lors du souper chez Nana, les premiers indices sont donnés sur une conduite économique qui serait adéquate avec son temps. C’est le modèle des Mignon :

Une seule préoccupation le [Mignon] tenait, grossir leur fortune en administrant, avec une rigidité d’intendant fidèle l’argent que gagnait Rose au théâtre et ailleurs. […] On n’aurait pas trouvé un mariage plus bourgeois ni plus uni (N : 123).

Il s’oppose à celui de Gaga :

Si à son âge, elle [Gaga] n’avait pas mis un sou de côté, travaillant toujours, ayant encore des hommes, surtout de très jeunes, dont elle aurait pu être la grand-mère, c’était vraiment qu’un bon mariage valait mieux (N : 124).

Mignon se permet de dire à Steiner que « s’il était père, il gâcherait moins bêtement sa fortune » (N : 123). Ainsi, Gaga oppose la stérilité économique et symbolique (comme l’honneur ou la descendance) de sa vie de courtisane à l’idée qu’elle se fait de ce qu’aurait été un « bon mariage », en respect avec la coutume matrimoniale. Pareillement, selon la logique économique des Mignon, Steiner effectuerait de meilleurs calculs pour l’avenir s’il avait des enfants, rite coutumier également important. Les Mignon, mariés et parents, apparaissent donc ironiquement comme le ménage idéal, « bourgeois », « uni », ayant un pied dans la coutume (passage des rites avec succès) et un pied en dehors (Mignon prostitue sa femme), possible symbole d’une nouvelle conduite économique qui fait avec son temps.10.

     Les logiques culturelles de conduite économique sont en pleine évolution dans ce contexte du Second Empire ; celle qui tire le mieux ses cartes est Zoé. Lors des retards de Nana, la gouvernante agit dans l’ombre et fait preuve d’une précision affutée pour la circulation des amants et pour pallier les ratés temporels de sa maîtresse, qui se repose sur elle : « Si des visites venaient, Zoé ferait attendre » (N : 67). Depuis des années, elle encadre la vie des cocottes, les aide à ne pas s’emmêler dans leur désorganisation, économise et, avant que la maison avenue de Villiers ne s’effondre et que Nana fuie, Zoé annonce sa démission ; contrôlant parfaitement le temps et l’argent, elle a tout prévu. Elle rachète le commerce « de luxe » de la Tricon (la maquerelle des filles) avec son argent économisé. Fière et heureuse de devenir une « Madame » (N : 494), Zoé, par sa conduite conforme (économie, rétention, calcul), n’annonce pas un destin de malheur, mais bien une activité financière productive.

     Un dernier modèle se détache et s’oppose à Nana : M. Venot. Cet homme de foi représente évidemment l’Ancien Monde : religieux, pieux, aux couleurs sobres et à l’expression calme, par opposition aux bruits du vice. Lorsque le comte Muffat, son protégé, tombe entre les mains de Nana, il sait que son plus grand malheur sera la perte de son honneur : « Votre péché sera une de ses armes » (N : 229). Tout au long du roman, M. Venot se démarque par son retrait et par le respect qu’il inspire à tous (il apparaît comme juge des débats moraux entre les amis mondains chez la comtesse). Surtout, comme Zoé, il fait preuve de patience, un calcul savant qui lui permet de s’assurer que Muffat reviendra vers lui. Après une entrevue avec Nana (qui lui promet de vouloir rendre les gens heureux, mais veut juste se débarrasser du comte), M. Venot récupère Muffat qui a trouvé Nana au lit avec son beau-père. Lors de la scène de retrouvailles, chacun se nomme « mon frère » (N : 491), ce qui symbolise l’union des deux individus dans le même domaine. L’homme pieux se montre intouchable face aux incantations de Nana puisqu’il est pénétré par les rites religieux, et agit en quelque sorte comme un désorceleur (Favret Saada, 1977) de l’ancien temps ; en faisant un avec Muffat, il le prend sous sa protection. Cet homme énigmatique, qui veut absolument préserver la lignée du comte et, à travers elle, celle de la noblesse assurée par l’entre-soi (socioéconomique), ne s’en prendra pourtant jamais à Nana. Cela amène à soutenir que ses croyances sont le fondement de son pouvoir de protection, plutôt que sa force vitale personnelle. S’il se mesurait directement à elle lors d’un affrontement symbolique, il perdrait. Cette lecture nous conduit à poser cette hypothèse : dans une société où les coutumes sont mises à mal, les individus manquent de protection face au sorcier (ici la sorcière), qui s’empare de l’espace laissé « vide » par l’absence de rites, pour imposer les siens et usurper de la force vitale à ses victimes. Il faut rapidement développer de nouvelles habitudes culturelles pour contrer les excès de force, ce que font les Mignon et Zoé.

***

     Nana se retrouve donc dévorée par sa force vitale ou tuée par son fils (cela revient au même, car il est rattaché à son domaine et donc à sa force). Elle dépasse son nom et son domaine et signe ainsi un désordre symbolique. Cette force la mènera à occuper le nom des autres, à l’user, si bien qu’elle se présente comme un personnage de mauvais sort, une sorcière, tout en étant également victime de la force démesurée d’un sexe déréglé. Prenant place dans un monde en finition, où les symboles sont plus que jamais essentiels, le désordre de Nana modifie l’espace-temps, et une attraction opère sur ceux qui gravitent autour d’elle. Elle lance Paris dans une danse endiablée, où ceux qui s’accrochent pour aller à son rythme, à savoir celui de la dépense sans calcul, de la débauche et des promesses jamais tenues, ceux-là meurent réellement ou symboliquement. Le texte donne des contre-exemples à l’aide de comportements impliquant une conduite économique différente. Le système de valeurs construit dans cette société du Second Empire se fonde alors sur des valeurs économiques et bourgeoises. Il s’oppose, d’une part, au manque de calcul de Nana (et de ses doubles féminins) et des hommes qu’elle utilise (Steiner, Muffat, Vandeuvres, Philippe) et, d’autre part, à l’ancien ordre représenté par M. Venot, dont l’entreprise de désorceleur est vouée à l’échec dès lors qu’il puise dans un imaginaire déjà amené à disparaître : l’ordre religieux chrétien et la préservation de la noblesse.

  • 1. Émile Zola, Nana, Paris, Gallimard, 2002 [1880], p. 49. Désormais abrégé N suivi du numéro de la page.
  • 2. Dans L’Assommoir, Nana est amenée à réaliser un destin lié à sa sexualité. Privat remarque que « l’impudeur du corps de Nana se donne à prédire » (Privat, 2017 : 230), puisqu’il se fait, dès sa naissance, « tripot[er] par les autres et pour les autres. Nana passe de main en main ; elle est ballotée » (Privat, 2017 : 239), si bien que le lecteur est préparé à découvrir une Nana adolescente qui, travaillant chez le fleuriste, s’enfuit avec un homme avant de se prostituer, ce qui signe son entrée dans la vie adulte et sexuelle (voir les chapitres 10 et 11 de L’Assommoir).
  • 3. La notion de liminarité de Marie Scarpa s’entend comme une conduite en marge des coutumes d’un groupe d’appartenance (Femme, ouvrier, femme d’ouvrier, chrétien, etc.). Le personnage liminaire se caractérise par le « ratage initiatique » et l’entorse à la coutume (« la règle collective ») (Scarpa, 2009 : 26-35). Dans le cas de Nana, son refus du mariage ou la naissance de Louiset (et son abandon) sont des signes qui montrent son incapacité ou son refus à se situer dans un groupe d’appartenance.
  • 4. Marcel Mauss démontre que l’honneur gagé par les membres de l’échange est présupposé selon leur richesse, mais c’est un honneur à réactualiser lors de chaque échange : « deux éléments essentiels […] sont nettement attestés : celui de l’honneur, du prestige, du “mana” que confère la richesse, et celui de l’obligation absolue de rendre ces dons sous peine de perdre ce “mana”, cette autorité » (Mauss, 2012 [1923] : 74).
  • 5. L’échange économico-sexuel se définit comme une relation de transaction dans laquelle un service sexuel circule contre une compensation. Au lieu de mettre en jeu la logique culturelle du don et du contre-don, cette définition permet de peser la relation sexuelle sur le modèle de la prestation et de la compensation. Pour une analyse plus précise, consulter Tabet (2004 : 7 39).
  • 6. À plusieurs reprises, Nana se montre difficile en affaires comme lorsque Muffat cherche à la reconquérir en lui promettant des palais et des richesses. Elle répond : « Je sais quelque chose qui vaut mieux que l’argent… Ah ! si on me donnait ce que je désire… » (N : 328), et assume franchement sa demande : « Tu ne sais pas, reprit-elle carrément, tu vas me donner le rôle […]. Tu vas descendre et tu diras à Bordenave que tu veux le rôle… » (N : 329). Ce qui est faux (il veut Nana et non le rôle), mais que, fou de désir, il finit par accepter.
  • 7. On retrouve dans le texte des indices descriptifs tels que « le sang aux joues » (N : 165), « la face gonflée, les mains brûlantes » (N : 213), mais aussi des emportements associés au toucher magique de Nana comme lorsqu’il l’embrasse dans le cou, avant de rentrer chez lui « la tête en feu » (N : 190), ou lors de son arrivée à la Mignotte (N : 208). Muffat reste tout au long du roman sous l’emprise de Nana, même quand ils ne sont pas ensemble : « des images chaudes le poursuivaient » (N : 255).
  • 8. La citation renvoie à la désorganisation globale de l’évènement, dont on nomme les aspects les plus saillants : un manque de place pour accueillir les convives, une heure trop tardive pour souper, des personnes venant sans l’autorisation et la volonté de Nana, et cette dernière qui s’improvise maîtresse de maison sans manier les codes de bienséance d’un tel rôle. Cette crémaillère entre bien dans les « rites approximatifs et significatifs d’un monde en désordre et malmené » (Privat, 2017 : 246), puisqu’il s’agit normalement d’un « art subtil, fondation du récit et rite de fondation » (Privat, 2017 : 269).
  • 9. Si l’honneur de Philippe est bafoué doublement, en ce qu’il trahit George et leur mère avec Nana ainsi que son statut social de militaire en volant de l’argent, celui de George est un honneur à venir, qui se serait réalisé dans sa conduite économique et sociale à l’âge adulte, qu’il n’atteindra jamais.
  • 10. Nous voyons que l’échange économico-sexuel permet de penser sur le même mode le mariage et la prostitution. Non sans ironie, Mignon fait de son mariage une prostitution légale et fructueuse financièrement, le texte jouant sur le contrat implicite (de prestation-compensation) qui lie Mignon, Rose et ses amants, comme Fauchery.
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Pour citer

Pour citer

Munch, Barbara « Sorcière, mais bonne fille quand même : agentivité magique de Nana et conduite économique dans Nana de Zola », dans M.‑A. Bernier, S. Ménard et É. St-Martin (dir.), Les vies de malheur(s) au XIXe siècle, mai 2023, en ligne sur le site Ethnocritique : http://ethnocritique.com/fr/entree-de-carnet/sorciere-mais-bonne-fille-…

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