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Pierric Bailly et mon père (mai 2018)

Pierric Bailly et mon père (mai 2018)

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29 août 2018
Auteur·e·s
Carnet référent
Période historique

« Je continuais mon rituel improvisé »

J’ai entrepris de lire le soir avant de me coucher L’Homme des bois de Pierric Bailly (P.O.L, 2017), auteur que je ne connais ni de nom ni de lecture. Le livre était sur une étagère de la BANQ, en présentation. Même si je le trouve conventionnel et un peu tape-à-l’œil, le titre évidemment a attiré mon œil d’ethnocriticienne; la figure de l’homme sauvage participe des origines de la discipline ethnologique. Et puis, j’aime beaucoup les livres qu’édite la maison P.O.L. 

Que je sois en train de lire un premier livre sur la mort du père, depuis que le mien est décédé il y a bientôt quatre ans, dans la maison, qu’il nous a laissée, à ma sœur et moi, en héritage et qui est maintenant mon chalet, m’angoisse profondément. 

Ce court récit retrace une vie ordinaire et raconte une mort avant l’heure, celles de Christian Bailly, le père de l’auteur. Vie ordinaire et campagnarde, « destin modeste, intègre et singulier » (quatrième de couverture), le père a exercé plusieurs métiers : ouvrier, travailleur social, infirmier, professeur de yoga (alors que le mien n’en a exercé qu’un seul : facteur; comme son père avant lui). Christian Bailly s’est impliqué dans différents projets associatifs et politiques. Mort brutale avant l’heure, il est tombé d’une petite falaise en voulant cueillir des morilles. Et selon la version officielle de la police, il a agonisé pendant plusieurs heures. N’est-il pas possible qu’il se soit suicidé? C’est une hypothèse soulevée par le fils. Si la vérité sur cette fin de vie reste mystérieuse, l’existence de cet homme demeure conséquente à son identité et aux souvenirs du fils : « Au début je me disais que j’allais faire une ou deux découvertes, un petit trésor, quelques secrets, mais plus j’avance dans ma tâche et je suis plus frappé par la cohérence de son personnage. Tout va dans le sens de ce que je sais de lui, de l’image que j’ai de lui. Tout est en accord avec les convictions qu’il affichait. Tout lui ressemble. » Sauf sa mort.

À ces deux récits s’adjoint un troisième : celui du rite funéraire et du deuil. « Depuis le début je m’occupe de tout, je ne laisse personne choisir à ma place, je décline poliment les propositions d’aide, et surtout je vais à mon rythme » (7). Le fils pose en effet une série de gestes que tout survivant connaît : vider l’appartement du mort en pénétrant et en mettant de l’ordre dans son « petit monde » (9), lire le testament (83), rédiger un avis de décès (84), appeler les amis, organiser les funéraires, écrire une oraison, accueillir les invités au funérarium, etc. Pendant la période d’exposition aux pompes funèbres, il personnalise l’enterrement, en recouvrant le cercueil de livres, d’objets, de cartes postales ayant appartenu à son père (124) et rappelant sa vie. La musique aussi contribue à singulariser le rite, malgré le fait, comme il l’écrit que « [s]on père n’était pas le premier à être enterré sur du Ferré. Il appartient peut-être à la dernière génération de personnes qui le seront. » (126). Un (petit) dernier en quelque sorte, un dernier témoin d’une culture musicale. 

Celle de mon père appartenait plutôt au rock américain et britannique des années 70 : The Doors, Janis Joplin, Franck Zappa, Jethro Tull, notamment l’album Aqualung. Je google la chanson éponyme pour l’écouter sur Youtube. Après une pub de Réno-Dépôt, les premières notes mémorables se font entendre : Aqualung my friend, don’t you start away uneasy… Trop de drum à mon goût, mais franchement le piano résonne superbement et la chanson possède des rythmes variés et enlevants. 

Passé la première minute et demie, lorsque le beat ralenti, je pleure et monte le son. À la fin je suis en larmes et ne peux plus écrire. Je voudrais pour ma part avoir du Tori Amos. Mais j’ai peur qu'après une telle utilisation Tori ne soit plus la même aux yeux de ceux et celles qui m'aiment et qui l'aiment. Les chansons restent imprégnées des moments et des gens. Et servir de musique funéraire ne peut qu’entacher la relation déjà sensible et émotive qu’on a avec une artiste. 

Après la cérémonie au salon, Pierric Bailly a suivi les dernières volontés de son père en dispersant ses cendres dans la rivière Le Drouvenant, à la Frasnée, où ils avaient vécu.

C’est d’ailleurs ce que nous avons fait pour mon père. Lui aussi a voulu être incinéré et n’ayant pas laissé d’indications claires sur le sort de ses cendres, nous avons pris au mot. Il nous avait dit (quand? Je ne sais plus, il faudrait que je demande à ma sœur) qu’il ne verrait pas d’objection à être jeter dans le lac face au chalet, ainsi il pourrait aller nourrir les poissons, il leur devait bien ça, disait-il, car il en avait pêché tellement que ce n’était qu’un juste retour des choses. Il avait des tendances un peu bouddhistes, je crois héritées des années 70, et il croyait aussi en la réincarnation.

À ce sujet, quelle surprise d’apprendre que ma sœur est tombée enceinte six mois après le décès : ma filleule est née le jour même de l’anniversaire de mon père, le 17 février. J’y vois un signe puissant : non pas qu’il se soit réellement réincarné, mais plutôt qu'un lien très fort s’est tissé, pour toujours, entre lui et la petite qu’il ne verra jamais.

Je ne pense pas non plus qu’il ait voulu se réincarner en poisson. De son vivant par contre il les a beaucoup étudié, il a « pensé poisson » comme il disait. Moi je dirais aujourd’hui qu’il possédait une forme de métis, un savoir pratique de la pêche, transmis par son père et adapté à son lac; savoir qu’il m’a en partie légué, même si je suis incapable de décrocher mes prises. C’était plus plaisant lorsqu’il était là pour les déshameçonner et pour me dire à quel point il était fière de moi. Depuis je n’ai presque plus pêché sur le lac.

C’est ce qu’on a fait, on l’a remis à l’eau comme un poisson (maintenant lorsque je me baigne dans le lac, j’ai toujours un peur de tomber sur mon père). 

L’après-midi suivant la fête estivale donnée en son honneur où ses amis, voisins et sa famille sont venus lui rendre visite (plutôt rendre visite au chalet où il a passé les plus belles années de sa vie), on a pris le bateau de ses meilleurs amis (le sien n’était pas à l’eau, la maladie l’ayant empêché cette année-là d’aller sur le lac). On a fait le tour du lac et on a dispersé ses cendres.

En fait, le geste est plus compliqué que cela. Il fallait être à l’abri des regards et des autres bateaux, on se doutait bien que ce qu’on faisait était illégal. Ouvrir tout d’abord l’urne, dénouer le sac de plastique, renverser le tas de cendre en direction de l’eau dans le sens du vent. Ma sœur a pris en charge le rituel, je n’avais pas la force de plonger les mains dans le sac ni de recevoir sur moi des parcelles de mon père. J’imaginais pire qu’il n’avait pas été complètement brûlé, que des os pourraient bien s’être nichés au fond du sac, son dentier peut-être, je ne sais trop, mais je me rappelle cette peur de toucher une matière dure dans le sac.

Les cendres ne se sont pas dispersées tout de suite, elles ont fait une énorme tâche blanchâtre, comme une baleine. C’est là qu’on s’est rendu compte que, malgré la maigreur de son corps laminé par le cancer, mon père prenait encore beaucoup d’espace. Réduire un corps en cendre, ça fait beaucoup de cendres. On pris un shooter de téquila (son alcool festif préféré) à sa santé, quelques bières ensuite, on a pleuré ensemble et on s’est raconté des histoires à son sujet. C’était un magnifique enterrement, à son image. Je pense qu’il a (aurait) adoré. 

C’est pourquoi lorsque je lis Bailly, je nous vois nous aussi « improviser » un rituel : « Je continuais mon rituel improvisé, les mains dans la cendre, les mains grises, les mains noires, puis les mains dans l’eau, les mains rouges, les mains bleues, et je recommençais. […] Je venais d’enterrer mon père. » (148-149) Au-delà des mains pleines de cendres, ce sont surtout les « mains » noires d’encre qui enterreront le père de l’auteur, l’écriture est ici rite. Peut-être l’est-elle aussi pour moi? J’écris ceci au chalet, une forte tempête de pluie et d’éclairs s’abat sur moi, je ne vois plus le lac sur lequel je jetais des regards en écrivant pour la première fois ce souvenir. Bon signe ou mauvais signe?

La mort du père est surtout chez Bailly l’occasion de rappeler sa vie. Il faudrait que j’en fasse autant, mais je n’en ai pas aujourd’hui le courage, peut-être que ce carnet d’écriture et de lecture me le permettra, petit à petit, au fil de ses entrées.

En tous cas, Bailly réalise un petit tombeau de son père, pour une petite vie ordinaire. Cela me plaît bien. De Certeau dit que l’histoire enterre mal ses morts, je crois que la littérature aussi (il n’est qu’à penser au genre fantastique, aux mauvaises morts des romans réalistes – j’y reviendrai sous peu avec Balzac que je suis en train de relire). Mais des fois (plus souvent que je le pensais), elle le fait bien : enterrer ses morts. C’est le cas ici. Aux circonstances troubles de la mort du père dont le fils ne sait pas s’il s’agit d’un accident bête ou d’un suicide supplée un récit de vie qui lui donne une belle fin, qui comble le vide abyssal des derniers heures, passées seul dans le bois à agoniser. Que la littérature servent à écrire pour bien enterrer le père, c’est déjà pas mal.

Image de couverture
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Carnet référent

Pour citer

Pour citer

Ménard, Sophie, 2018, "Pierric Bailly et mon père", Auto-ethno-logiques, carnet de recherche, en ligne sur le site Ethnocritique : http://ethnocritique.com/fr/entree-de-carnet/pierric-bailly-et-mon-pere…

Bibliographie

Bailly, Pierric, 2017, L'homme des bois, Paris, P.O.L., 160 p.

Période historique