Couverture des actes du colloque Lectures et médiations culturelles, mars 1990, photographiée par Jean-Marie Privat.
Lorsque Marie-Christine Vinson m’a contacté pour intervenir lors de ces journées consacrées à l’ethnocritique1, j’ai donné immédiatement mon accord, tant mon amitié, mon estime, voire ce que je ressens, à tort ou à raison, comme une proximité intellectuelle avec Jean-Marie Privat, étaient pour moi de l’ordre de l’évidence. Je peux en tout cas témoigner à quel point nos échanges ont toujours nourri mes réflexions. Puis est venu le temps des interrogations. Que dire et comment le dire dans l’espace imparti? M’en tenir à l’entrée proposée par Marie-Christine Vinson en référence à notre travail commun à Jean-Marie et à moi sur les médiations culturelles ou élargir mon propos à la didactique du Français? C’est la seconde option que j’ai choisie non sans m’interroger sur quelques points, comme j’essaierai de le montrer tout au long de cet écrit.
Je suis donc parti de la « commande » de Marie-Christine Vinson sur les médiations culturelles en référence à notre ouvrage de 1991, issu du colloque de 1990, Lectures et médiations culturelles (Privat et Reuter, 1991).
Finalement qu’en dire à trente ans de distance? Nous avions alors fait se rencontrer lors de ce colloque – et c’était une des premières fois – des chercheurs sur la lecture, des chercheurs en didactique (discipline qui cherchait encore son nom), des enseignants, des bibliothécaires, des formateurs d’adultes... avec l’intention de faire en sorte que les « bonnes volontés » puissent se connaître et se comprendre, voire converger. Mais, en même temps2, cela s’appuyait sur des constats et des interrogations que ce colloque n’avait fait que renforcer, conduisant à une redéfinition des médiations, assez éloignée de ce qui était souvent proposé à l’époque et demeure encore proposé à l’heure actuelle en psychologie ou en didactiques. Cette redéfinition s’appuie sur les quelques points suivants.
En premier lieu, il existe, quelle que soit la pratique sociale concernée, une multitude de médiateurs qui ne se connaissent que fort mal et partagent souvent des préjugés négatifs les uns sur les autres. Les champs de la lecture3 et de l’écriture (qui m’intéressent principalement ici) sont ainsi encombrés de médiateurs aux discours différents et parfois contradictoires. Cela pose ainsi les questions des modalités de rencontre et d’articulation de ces discours chez les sujets et de leurs effets sur les pratiques et les apprentissages. Cela conduit encore à mettre au jour un paradoxe que j’ai développé à propos de la littérature et de son enseignement (Reuter, 1991) : ces domaines et ces pratiques, bien souvent présentés sur le mode d’un « tête à texte4 », hésitant entre pur technicisme et pur intimisme, sont saturés de médiations. À l’encontre donc de figurations sociales de la lecture où se rencontrent nombre de littéraires et de cognitivistes... Cette perspective sur les médiations s’articule aux notions de pratiques et de sociabilités pour appréhender la lecture autrement que sur le mode de l’isolement et de l’abstraction des situations et de l’ensemble des pratiques des sujets. Ainsi que l’écrivait Martine Poulain : « La lecture n’est pas seulement le moment où celle-ci s’effectue, mais un ensemble, un “corps de pratiques” : tout ce qui la conditionne, la prolonge ou l’annule, n’est pas périphérique à la lecture mais en est radicalement constitutif. » (1988 : 8)
Jean-Marie Privat explicite parfaitement cela dans ces lignes que je trouve remarquables :
Dans la représentation dominante, le lecteur est comme un pêcheur à la ligne. Le lecteur lit comme le pêcheur pêche. Il est solitaire, immobile, silencieux, attentif ou méditatif, plus ou moins habile et inspiré. On considère comme évident que le lecteur est lecteur quand il lit comme le pêcheur est pêcheur quand il pêche, ni plus ni moins. Apprendre à pêcher comme apprendre à lire revient alors à maîtriser quelques techniques de base et à s’essayer progressivement dans des courants de rivière ou des flots de textes de plus en plus abondants. Le lecteur de signes pêche de ligne en ligne des informations comme le pêcheur à la ligne suit les signes du bouchon sur l’eau. La prise est bonne quand le lecteur ne bredouille pas et quand le pêcheur ne revient pas bredouille.
Cette vision est à la fois sommaire et idéalisée, commune et stéréotypée : elle est banalement réductrice. Le pêcheur n’est que rarement ce doux rêveur un peu marginal et narcissique, être à part largement coupé du monde et dont les pratiques ont quelque chose de mystérieux et la jouissance quelque chose de secret. Le pêcheur est aussi membre d’un club ou d’une amicale dont il assure le secrétariat ou assume la présidence. Il a payé sa cotisation à la fédération qui règle les usages et dit les droits de la pêche. Il aime bien sûr discuter de son matériel et raconter des histoires de pêcheurs avec ses amis au bistrot ou à la pause, au bureau. Il collectionne des cannes à pêche et des petits trophées gagnés lors de concours locaux ou régionaux. C’est un fidèle abonné des revues spécialisées et il suit à la télévision la plupart des émissions sur la pêche en France ou dans les pays étrangers, au grand dam de son épouse5. Il apprend dès le plus jeune âge à son fils à taquiner le goujon et aime se voir offrir lors de son anniversaire ou à Noël des livres illustrés sur la pêche écologique en eau douce [...]. (1995 : 141-142)
De fait, la lecture n’est pas un acte simplement technique mais est « saturée de socialités » (gestes, valeurs, discours, rites, stratégies...) et structurée par des réseaux de socialisation (Privat, 1995 : 126).
En second lieu, les notions de médiation et de médiateurs s’avèrent bien plus complexes et bien plus ambivalentes que ne laissent supposer leurs usages dans les champs de la lecture, de l’enseignement et des apprentissages En effet, ce que montre encore sur cette question la sociologie culturelle, c’est que ce qui aide les uns est précisément ce qui entrave les autres. Je cite ici Nicole Robine dans son ouvrage fondamental sur les relations entre les jeunes travailleurs et la lecture :
Le faible niveau de connaissance de l’offre de lecture, engendré par une perception culturelle très sélective, aiguillée vers le concret, ne permet pas à la plupart des jeunes travailleurs de s’orienter dans les institutions « nobles » de la culture livresque, les librairies d’assortiment général et les bibliothèques, auxquelles et dans lesquelles ils se sentent étrangers et perçus comme tels. C’est là qu’ils prennent conscience d’une maladresse ou d’une inadéquation culturelle, qu’ils se reprochent tout en critiquant les équipements. L’obstacle principal à la fréquentation d’une bibliothèque ou d’une librairie est la difficulté de choisir. Tout ce que les classes favorisées valorisent dans une bibliothèque ou une librairie : l’éclectisme, la variété des choix dans un même genre, le mode de classement des ouvrages, représente pour eux des facteurs d’éloignement de ces institutions dont l’agencement est conçu par des lettrés, pour des lettrés en fonction de critères qui ne sont pas les leurs. (1984 : 124; voir aussi 1991 : 121)
Troisième constat, étroitement articulé aux deux précédents, les médiateurs, quels qu’ils soient, sont des acteurs sociaux qui imposent leur médiation à ceux qu’ils construisent comme étant en difficulté. Il s’agit, dans cette perspective, de l’instauration d’un rapport de domination qui s’oppose tendanciellement à la mise en place des conditions permettant aux acteurs de construire leur vie, leurs questions, leurs cheminements et de s’autoriser à exprimer leurs besoins (ce qui nécessite d’autres modalités temporelles et d’autres formes de respect). Ou, pour le dire encore en d’autres termes, les médiations n’échappent pas à l’ambivalence entre aide et assujettissement.
Cela signifie donc que, loin de l’image d’une neutralité techniciste, les médiations sont fondamentalement « inscrites dans le jeu socio-culturel des pratiques et des valeurs » (Reuter, 1991 : 67) ou, pour citer Lelièvre-Portalier, Privat et Vinson : « [...] [L]ivres, lecteurs et lectures, loin d’être des “invariants historiques” sont toujours inscrits dans des réseaux de socialisation et de sociabilité, dans la complexité dynamique et conflictuelle des interactions sociales, des échanges culturels et des négociations symboliques. » (1991 : 155)
Je crois que les tenants des neurosciences gagneraient sans doute à réfléchir à cela afin de mieux comprendre la résistance opiniâtre de certains élèves à l’encontre des pratiques d’enseignement de la lecture qu’ils préconisent.
Couverture des actes du colloque Lectures et médiations culturelles, mars 1990, photographiée par Jean-Marie Privat.
J’articule cela – en marchant quelque peu sur le terrain qu’a défriché Marie-Christine Vinson dans sa communication lors de la journée d’étude – aux questions didactiques telles qu’elles étaient posées dans les pratiques pédagogico-didactiques mises en place au collège Paul Eluard des Minguettes, dans l’équipe d’enseignants dont Jean-Marie Privat et Marie-Christine Vinson étaient des éléments moteurs (Collectif, 1987).
Il s’agissait de démarches en projet clairement exposées, notamment dans Lelièvre-Portalier, Privat et Vinson (1991) et Privat et Vinson (1989) dans le numéro « Innovations pédagogiques » de Pratiques, cela à une époque où la notion d’innovation n’était pas décriée comme elle l’est actuellement par un certain nombre de sociologues ou de didacticiens6.
Au risque, de simplifier et de trahir quelque peu les démarches qu’ils ont initiées, je soulignerai sept dimensions qui me paraissent essentielles en relation avec les questions que j’aborde ici et avec ce qui a été exposé à propos de l’ethnocritique :
Il s’agit par là-même « de didactiser l’offre » et d’« accompagner le plus loin possible dans leur culture » les apprenants. Comme l’écrit Jean-Marie Privat : « Cette stratégie essaie ainsi de tenir compte à la fois des effets d’une réelle distance culturelle (la domination) et des effets d’une certaine spécificité culturelle (la différence). » (1995 : 131)
Pour synthétiser cela dans une formule que je reprends encore à Privat et Vinson : il s’agit d’« intégrer socialement [...] sans désintégrer culturellement » (1986 : 87).
On est bien loin ici des approches qui stigmatisent certaines catégories d’élèves tout en regrettant dans le même temps leur résistance à ce qui leur est proposé avec le recours fréquent à des solutions technicistes, voire médicalisantes, externalisées. Au contraire ici, l’enjeu est de trouver comment « faire avec » le social qui résiste dans les approches classiques en considérant que les solutions techniques ne rendent pas compte des dimensions socio-culturelles des pratiques visées ainsi que de leur apprentissage. Pour reprendre la dernière phrase de l’article de Privat et Vinson sur le dispositif mis en place aux Minguettes : « Bref, on ne devient pas plus lecteur en travaillant la largeur de ses fixations oculaires qu’on ne devient mélomane en allant seulement se faire soigner les oreilles. » (1986 : 111)
À bon entendeur, salut, si je puis dire…
J’espère que les développements qui précèdent auront permis de mieux faire comprendre mon titre en forme de clin d’oeil pour les « petits littrés » comme aimait à le dire et à l’écrire Jean-Marie Privat (voir, par exemple, Privat et Vinson, 1986 : 108). D’une certaine manière les travaux de Jean-Marie Privat rappellent la nécessité de prendre en compte le social trop souvent oublié ou vidé de son sens dans un certain nombre de travaux de didactiques ou même de sociologie, et insistent sur la nécessité de comprendre en quoi et pourquoi cela résiste tout en ouvrant des pistes pour tenter, au sein de l’école de faire avec le social pour aider au mieux ceux qui sont les plus en souffrance dans cette société et dans cette école.
Mais il reste un ultime paradoxe que je souhaite soulever en toute amitié. Le travail ethnologique sur les textes et leur interprétation, que ce soit en ce qui concerne Flaubert ou Angèle (Privat, 1992) pour laquelle on connait mon intérêt (Reuter, 1992), amène, par la mise au jour d’une culture populaire enfouie, voire en fuite, et ignorée par un grand nombre de « lettrés », à une position rare et d’autant plus distinguée, d’autant plus « littrée », dans les champs de la littérature et de la didactique de la littérature. C’est alors, peut-être, que Jean-Marie Privat lui-même, devenant un « super-littré », est confronté à l’insoutenable résistance du social dans les espaces culturels qu’il fréquente avec un tel talent.
Reuter, Yves, « Jean-Marie Privat et l’insoutenable résistance du social », dans V. Cnockaert, M. Scarpa et M.‑C. Vinson (dir.), L'ethnocritique en mouvement. Trente ans de recherches avec Jean‑Marie Privat, janvier 2021, en ligne sur le site Ethnocritique : http://www.ethnocritique.com/fr/node/221/.
Collectif, Paul Éluard, un collège aux Minguettes, Paris, Syros, 1987.
Kuentz P., « Le tête à texte », Esprit, Nouvelle Série, no 441, 1974, p. 946-962.
Lelièvre-Portalier D., J.-M. Privat et M.-C. Vinson, « Théories et pratiques des médiations culturelles au collège », dans J.-M. Privat et Y. Reuter (dir.), Lectures et médiations culturelles, Actes du colloque de Villeurbanne, Villeurbanne, Maison du Livre de l’Image et du Son, Diffusion Presses Universitaires de Lyon, Mars 1990, version remaniée de 1991, p. 153-177.
Lelièvre-Portalier D. et M.-C. Vinson , « La bouquinerie au collège : un nouveau marché de lecture », Pratiques, no 80, « Pratiques de lecteurs », 1993, p. 35-55.
Poulain M., « Avant-propos », dans M. Poulain (dir.), Pour une sociologie de la lecture : lectures et lecteurs dans la France contemporaine, Paris, Le Cercle de La librairie, 1988, p. 7-9.
Pratiques, no 36, « Travailler en projet », Metz, CRESEF, 1982.
Privat J.-M. et M.-C. Vinson, « Habitus vertical et habitus lectural », Pratiques, no 52, « Pratiques de lecture », 1986, p. 83-111.
Privat J.-M. et M.-C. Vinson, « Les intermédiaires de lecture », Pratiques, no 63, « L’innovation pédagogique », Metz, CRESEF, 1989, p. 63-101.
Privat J.-M. et Y. Reuter (dir.), Lectures et médiations culturelles, Actes du colloque de Villeurbanne, Villeurbanne, Maison du Livre de l’Image et du Son, Diffusion Presses Universitaires de Lyon, Mars 1990, version remaniée de 1991.
Privat J.-M., « Les rats de la Saint-Jean. Une lecture ethno-critique d’Angèle », Pratiques, no 76, « L’interprétation des textes », 1992, p. 27-30.
Privat J.-M., « Socio-logiques des didactiques de la lecture », dans J.-L. Chiss, J. David, Y. Reuter (dir.), Didactique du français. État d’une discipline, Paris, Nathan, 1995, p. 119-134.
Reuter Y., « Lire : une pratique socio-culturelle », Pratiques, no 52, « Pratiques de lecture », Metz, CRESEF, 1986, p. 64-82.
Reuter Y., « Littérature et médiations culturelles », dans J.-M. Privat et Y. Reuter (dir.), Lectures et médiations culturelles, Actes du colloque de Villeurbanne, Villeurbanne, Maison du Livre de l’Image et du Son, Diffusion Presses Universitaires de Lyon, Mars 1990, version remaniée de 1991, p. 59-73.
Reuter Y., « Comprendre, interpréter, expliquer des textes en situation scolaire. À propos d’Angèle », Pratiques, no 76, « L’interprétation des textes », 1992, p. 7-25.
Robine N., Les jeunes travailleurs et la lecture, Paris, La Documentation française, 1984.
Robine N., « Relais et barrières : la perception de l’aménagement de l’espace et des classifications par les usagers dans les lieux de prêt et de vente du livre », dans J.-M. Privat et Y. Reuter (dir.), Lectures et médiations culturelles, Actes du colloque de Villeurbanne, Villeurbanne, Maison du Livre de l’Image et du Son, Diffusion Presses Universitaires de Lyon, Mars 1990, version remaniée de 1991, p. 115-125.