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La goutte d’o®

La goutte d’o®

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05 décembre 2018
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C’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Ce mantra idiomatique est-il seulement une description figurative et visuelle d’un trop plein de difficultés financières – alors que l’argent coule à flots ici et là ? Ce point de vue concret sur le monde vécu (et subi) déborde pour se dire d’imaginaires culturels et d’imageries langagières. 

    Cette ritournelle ancrée dans le sens commun du trop c’est (beaucoup) trop trouve sa partition dans la théorie hippocratique des humeurs. On se souvient que selon cette théorie le corps est constitué de quatre éléments fondamentaux : air, feu, eau et terre. Ces éléments doivent coexister en équilibre pour que la personne [ou le  corps social] soit de bonne humeur. Tout déséquilibre mineur entraîne des « sautes d'humeur » voire de la mauvaise humeur, précisément. On dira par exemple que la colère est nécessairement mauvaise conseillère par excès de feu : ça bout là-dedans, ça va exploser, ça pète. C’est ainsi que pour nos dictionnaires la goutte (d'eau) qui fait déborder le vase est à comprendre comme « un petit fait qui ajouté à d'autres déclenche une réaction violente. » Un ras-le-bol en somme. Une goutte d’eau/verdose nommé ‘Macron’ ? 

     Mais pourquoi diable se représenter le corps comme une poterie 1 ? Peut-être justement parce que la langue est prolixe en image du corps comme coffre [de voiture ?], que le corps se remplit comme une outre et se vide comme une bonbonne, que la femme enceinte est pleine jusqu’aux yeux et l’homme riche plein aux as, comme s’il en pleuvait, etc. Sans doute aussi, en effet, parce que dans l’imaginaire organique de notre langue on pleure parfois toutes les larmes de son corps, le travailleur sue à grosses gouttes ou a la goutte au nez, qu’on peut aussi se laisser déborder ou même submerger par les émotions. Ou encore parce que dans nos manières de parler un pourboire est une goutte d’eau dans l’océan et qu’on peut essayer ici ou là de passer entre les gouttes. Bref, la goutte de sang, de vin, de lait, de sperme, les humeurs encore et toujours. Jusqu’à la dernière goutte du réservoir à mots/maux ?

            « La goutte de tout à l’heure lui chauffait la carcasse comme une chaudière, il se sentait une sacrée force de machine à vapeur. » (Zola, L’Assommoir)

      Que se joue-t-il dans cette représentation humorale du corps de besoin et de passion ? Il y a un héritage savant (la médecine hippocratique ancienne et/ou néo-hippocratique moderne) et une savante mixture du corps populaire comme outil actif et objet réactif dans la mesure et la démesure. 

     Mais, dans la mise en mots où se fondent et se confondent imaginaire du corps & somatisation de l’imaginaire, la langue construit plusieurs univers qui en sur-motivent la puissance d’énonciation. L’univers langagier carnavalesque du « ‘bas’ corporel et matériel » d’abord, qui manifeste un rapport de soi au monde et de soi à soi au plus loin des abstractions écrites et des idéalités spirituelles. Le bestiaire injurieux et les injures anales participent du même monde de la protestation politique carnavalesque et populaire (sans le rire…), monde à l’envers des vérités officielles et des discours autorisés. Une première jouissance sourd de ce monde culbuté cul par-dessus tête, symboliquement, publiquement et collectivement. En second lieu l’univers cognitif de la goutte d’eau… est à la fois structuré par une gratifiante et élémentaire causalité - à petite et ultime cause [la goutte] grand effet nécessaire [le débordement] - et porté par la scénographie ordinaire du proverbe qui se paie d’un cosmos précaire et mesurable - pour un point Martin perdit son âne, tout ça tient à un fil ou je l’ai loupé d’un cheveu – et la dramaturgie habituelle du fait divers qui se repaît à l’idée d’un monde clos où au les choses peuvent se réfracter et se rétracter comme deux gouttes d’eau : le chanceux malchanceux, le sans voix bruyant et le porte-parole muet.

     Peut-être tiendra-t-on que tout ce mien raisonnement tient à un fil ? Peut-être tiendra-t-on que ce machin à eau de vie ou de mort qu’est le corps populaire n’est qu’une fable de la langue ? Voire une preuve de la francité du locuteur qui se mire dans la clarté d’un français où ce qui s’énonce bien se conçoit clairement. Un ineffable et symbolique entre soi incestueux avec sa langue maternelle 2 ? 

      En toute hypothèse, il me plait toutefois d’observer que Marx et Engels s’abstiennent eux – jusqu’à preuve du contraire - d’utiliser ce langage organique, contrairement aux ‘théoriciens’ des révolutions conservatrices ou aux émotions protestataires dont l’imagerie verbale ambiguë dit l’expérience par corps d’une contention trop longtemps à la fois retenue et méconnue.  

  • 1. « L'Eternel Dieu forma l'homme de la poussière de la terre, il souffla dans ses narines un souffle de vie et l'homme devint un être vivant », Genèse 2:7. 
  • 2. Un désordre sémiotique dans l’imaginaire, au plus loin de M. Foucault, L’ordre du discours, 1971 : « […] ne pas s’imaginer que le monde tourne vers nous un visage lisible que nous n’aurions plus qu’à déchiffrer » & à dire : « Il n’y a pas de providence pré-discursive qui dispose le monde en notre faveur. Il faut concevoir le discours comme une violence que nous faisons aux choses, en tout cas comme une pratique que nous leur imposons. »
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Pour citer

Pour citer

Privat, Jean-Marie, 2018, "La goutte d’o®", priv@public, carnet de recherche, en ligne sur le site Ethnocritique : http//ethnocritique.com/fr/entree-de-carnet/la-goutte-dor

 

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